Charles Emond, président et chef de la direction de la Caisse de dépôt et placement du Québec (Photo: Martin Flamand)
Avec 19,5 % de ses actifs de 401,9 milliards de dollars investis au Québec au 31 décembre 2022 (ou 75,8 G$), la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) est la caisse de retraite la plus impliquée au monde dans son économie locale, selon son président et chef de la direction, Charles Emond. Si les dernières années sur les marchés ont été très volatiles, notamment en raison de la hausse des taux d’intérêt, l’année 2024 s’annonce aussi très riche en rebondissements, sinon plus en raison de la possible élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le 5 novembre. À quelques semaines de la divulgation des résultats annuels de la Caisse de dépôt, Charles Emond partage sa vision et ses perspectives économiques en 2024, en incluant les occasions et les risques pour son organisme.
Quelle est votre vision à long terme pour la CDPQ?
Notre double mandat suscite beaucoup de curiosité. J’ai voyagé à travers le monde cet automne, et ça fascine les gens que j’ai rencontrés. Ils savent qu’on est capable de penser différemment et que ça nous amène à voir des occasions que les autres ne verraient pas, notamment dans la transition énergétique. On veut continuer à combiner ce qu’on appelle le « capital constructif » de la Caisse, c’est-à-dire la combinaison de performance et de progrès. Nous sommes aussi un organisme encore plus mondialement intégré, qui est présent dans le monde et qui pense mondial. Un organisme moderne, où la technologie vient aussi influer sur notre travail d’investisseurs.
Vous avez fait carrière dans le secteur privé avant votre arrivée à la CDPQ en 2019. En quoi votre vision diffère-t-elle de celle d’un PDG d’une entreprise privée?
Par rapport au privé, il y a la même notion commerciale de performance qui s’applique parce qu’on est des fiduciaires. Il faut offrir aux Québécois une valeur ajoutée. Par exemple, dans les dernières années, on a procédé à des changements, et cela a créé de 25 à 30 milliards de dollars de valeur ajoutée au-dessus de nos indices. C’est une performance à laquelle les Québécois sont en droit de s’attendre pour une institution qui gère leurs économies. Ce qui est peut-être différent par rapport au privé, évidemment, c’est que la lentille de la caméra est un peu plus large parce qu’on a un rôle de développement économique. On n’investit pas juste pour nous ; on cherche à avoir une incidence positive là où on investit. On veut créer de la richesse en faisant grandir les entreprises, en les faisant progresser à l’international.
Selon votre rapport annuel 2022, 75 % des actifs de la Caisse de dépôt sont à faible intensité carbone. Votre objectif est-il d’amener ce chiffre à 100 % de vos actifs?
En fait, on pourrait être à 100 %, ce que j’appelle « vert fluorescent ». On a déjà une majorité d’actifs qui sont à zéro ou à faible émission, et c’est bien en soi. La prochaine étape, pour nous, c’est toutefois de prendre les secteurs qui sont, actuellement, je dirais, les plus forts émetteurs, et de les aider à réduire leurs émissions. Cet élément est très important. En effet, si on veut uniquement investir dans les actifs verts, on ne pourra pas améliorer les actifs qui sont les plus polluants. Quand on investit par exemple en Inde, dans une usine qui utilise du charbon, mais qu’on les incite à se convertir aux énergies renouvelables, on fait une réelle différence. En plus, c’est un actif qui prend de la valeur. Cela dit, si on investissait seulement dans des secteurs polluants, on n’effectuerait pas notre travail. Je pourrais donc être 100 % vert fluorescent, mais si on n’est pas plus avancé dans 30 ans comme société et qu’on évite le nœud du problème parce qu’il y a sept ou huit secteurs plus polluants, on n’y arrivera pas.
Le PIB du Québec devrait reculer de 0,1 % en 2023, selon des estimations préliminaires. En 2024, les prévisions de trois institutions financières oscillent entre -0,2 % et +0,4 %. Êtes-vous optimiste pour l’économie du Québec cette année?
Prenons un peu de recul, car le Québec n’est pas une île. Les économies des États-Unis, du Canada et du Québec sont en perte de vitesse. On avait des taux de croissance de 5-6 % en 2021, et là, on s’en va vers du zéro à légèrement négatif. Nous estimons qu’il y a 60 % de probabilités qu’on ait une récession en Amérique du Nord en 2024. L’effet combiné des hausses de 500 points de base des taux d’intérêt depuis mars 2022 va nous amener en récession au premier trimestre de 2024, mais on prévoit un rebond en 2025. Cette récession pourrait frapper un peu plus fort au Canada qu’aux États-Unis. Cela dit, il y a des choses positives dans le cas du Québec. Il y a plus d’épargnes que dans le reste du Canada et nous sommes moins endettés. C’est quand même une économie qui a plusieurs atouts pour s’en sortir.
Restons sur le marché américain: Donald Trump souhaite réduire les impôts des entreprises, mais imposer de nouveaux tarifs de 10 % sur toutes les importations aux États-Unis. Sa possible victoire aux prochaines élections est-elle une bonne chose ou une mauvaise chose pour la Caisse de dépôt?
Pour moi, c’est le plus grand facteur d’incertitude en 2024. Ça change le positionnement sur le plan de la géopolitique avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), de la politique énergétique des États-Unis et de leurs engagements climatiques, ainsi que du déficit américain. En même temps, est-ce que le marché pourrait bien réagir à des baisses d’impôt, comme après son élection en 2016 ? J’aimerais ça vous donner une réponse claire, c’est négatif. Si on regarde l’ensemble, ça va amener beaucoup de volatilité, et on y est habitués. Il peut y avoir des occasions d’investissement, mais ça rend quand même les choses complexes.
Quelle est la plus grande occasion d’investissement pour la Caisse de dépôt au Québec ou ailleurs dans le monde?
Le thème qui est récurrent dans toutes les catégories d’actifs, c’est que la transition énergétique demeure la plus grande occasion de déploiement de capitaux et de rendements qui vont faire une différence entre des rendements corrects et des rendements supérieurs. Il n’en demeure pas moins, indépendamment de qui serait au pouvoir, par exemple aux États-Unis, qu’il a énormément d’investissements dans les énergies renouvelables, même dans les États républicains. Ce qui prouve qu’en dépit du narratif politique, l’économie est en train d’amorcer un virage vers l’avenir, peu importe la couleur politique. Souvent, on a tendance à perdre cela de vue. De plus, les gouvernements vont s’impliquer de plus en plus dans l’économie pour leurs intérêts nationaux, la sécurité nationale, la résilience de leurs chaînes d’approvisionnement, etc. Si on reste à l’affût de ce qui pourrait être les éléments qui comptent pour les gouvernements et où ils mettront des incitatifs fiscaux, si on se trouve aux bons endroits et dans les bons secteurs où les gouvernements veulent attirer les investisseurs, il y aura alors pour nous une convergence afin de faire des rendements supérieurs. On va donc réussir dans tous les environnements, mais il va falloir innover pour continuer de se démarquer.
Et quel est en contrepartie votre plus grand risque?
C’est l’élection de Donald Trump, mais je situerais cela également pas loin avec tout ce qu’on appelle la compétition États-Unis-Chine. On voit quand même qu’il y a un effort des deux côtés pour normaliser cette relation. Mais je pense qu’on va demeurer dans un environnement de forte concurrence et d’intérêts nationaux qui vont prévaloir, car cette relation demeurera très complexe. Il y a aussi la démondialisation de l’économie mondiale, avec comme toile de fond la relation sino-américaine et un changement politique aux États-Unis, qui n’est pas exactement la même chose, mais l’un affecte l’autre. Je dirais que ce sont les éléments qu’on va surveiller très attentivement.
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