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Too big to grow

L'économie en version corsée|Publié le 15 février 2019

Too big to grow

Les géants de nos économies ne parviennent plus à croître. [Ph: Gordon Plant/Unsplash]

Souvenez-vous… En 2015, le gouvernement Couillard avait injecté 1 milliard de dollars américains dans Bombardier «pour l’aider à finaliser et à commercialiser la CSeries» ainsi que «pour soutenir les emplois» de quelque 17.500 personnes, dont 1.700 travaillaient sur la CSeries. C’était du moins ce qu’avait soutenu le ministre de l’Économie de l’époque, Jacques Daoust.

Résultat? En 2017, le géant européen Airbus mettait la main sur «le joyau de Bombardier» sans débourser un seul dollar; le milliard investi n’avait servi à rien du tout. Et le gouvernement Couillard avait alors expliqué qu’il s’agissait là de «la meilleure alternative pour assurer la pérennité du programme et des emplois». C’était du moins les propos de la ministre de l’Économie de l’époque, Dominique Anglade.

Bref, Bombardier et sa CSeries sont, comme on dit, too big to fail. Il est impensable que le Québec puisse survivre au déclin, voire à la disparition, de son «fleuron économique».

Souvenez-vous encore… Le premier ministre François Legault déclarait en décembre dernier vouloir tout faire pour «protéger SNC-Lavalin», «notre fleuron québécois de l’ingénierie». Protéger de quoi, au juste? D’une acquisition hostile par un groupe étranger, laquelle pourrait, il est vrai, techniquement se produire : depuis l’automne, la valeur de son titre a chuté à la Bourse de Toronto de 50%, à 34 dollars; une aubaine.

Mais voilà, SNC-Lavalin traîne d’innombrables casseroles, et leur vacarme est tel qu’il devrait en dissuader plus d’un de s’approcher de trop près : enquête de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) sur l’obtention du contrat de réfection du pont Jacques-Cartier; soupçons de corruption pour l’obtention de contrats en Libye; risque d’une condamnation écartant la firme des contrats fédéraux pendant 10 ans; etc. Autrement dit, on est loin de l’image qu’on se fait d’un «fleuron», n’est-ce pas?

Comment expliquer, alors, que le gouvernement Legault soit prêt à faire des pieds et des mains pour voler au secours de SNC-Lavalin? Ou encore, que la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) – son plus gros actionnaire, à hauteur de près de 20% – ait voté, lundi, son entière confiance à la haute-direction de SNC-Lavalin, son porte-parole, Maxime Chagnon, allant jusqu’à dire que la Caisse était nullement inquiète concernant «les perspectives de performance solide à long terme» de la firme d’ingénierie?

Bref, SNC-Lavalin est, elle aussi, too big to fail, semble-t-il. L’avenir ne peut aucunement sourire au Québec si jamais nous assistions à son déclin, pour ne pas dire à sa disparition.

Parfait. Mais une question se pose tout de même, évidente : Bombardier comme SNC-Lavalin sont-elles vraiment indispensables à l’économie du Québec? Pis, sombrerions-nous collectivement dans le chaos si, par malheur, ces fameux «fleurons» venaient à flétrir, voire à fâner à tout jamais?

Thomas Philippon est professeur de finance à l’École de commerce Stern de l’Université de New York, aux Etats-Unis. Avec l’aide de son étudiant German Gutiérrez, celui qui a figuré en 2014 dans le palmarès Top 25 economists under 45 du Fonds monétaire international (FMI) s’est intéressé aux entreprises généralement présentées comme des «super stars», celles qui brassent de grosses affaires, qui affichent de gros revenus, qui recrutent des personnes par milliers. Plus précisément, il s’est penché dans une étude récente sur leur performance globale, à savoir leur poids collectif sur l’économie du pays où elles sont implantées.

Pour ce faire, les deux chercheurs ont dressé la liste des super stars présentes aux Etats-Unis. Ils ont ainsi considéré :

– Le Top 20 des entreprises en fonction de leur valorisation boursière, pour chacune des années des dernières décennies. Ce qui leur a permis de retenir des entreprises comme, entre autres, GM et GE (deux super stars des années 1950), IBM (super star des années 1960), Microsoft et Walmart (super stars des années 1990) ainsi que Google, Amazon et Facebook (super stars des années 2010).

– Le Top 4 des entreprises en fonction de leur valorisation boursière, pour chacune des 62 industries répertoriées chez nos voisins du Sud. Ce qui a grandement élargi leur liste.

Puis, ils ont regardé des données simples à leur égard : la création d’emplois, les revenus, etc.

Résultats? Asseyez-vous bien avant de lire ce qui suit :

– Les super stars ne sont pas le moteur de l’emploi. Le Top 20 employait 4% de la main-d’œuvre américaine dans les années 60, puis cela s’est mis à chuter à seulement 2% pour, à partir du début des années 2000, réaugmenter d’un poil. Quant au Top 4, le pourcentage est stable depuis tout le temps, à hauteur de 8%.

Autrement dit, lorsqu’on regarde les super stars d’un point de vue global, on note qu’elles ne grandissent pas. Elles ne sont donc pas le moteur de l’emploi d’un pays, comme nous le supposions pourtant tous a priori.

– Les super stars ne sont plus le moteur de la richesse. La contribution globale des super stars à l’enrichissement du pays, en termes de gains financiers et de gains en productivité, a été réelle et positive durant toute la dernière moitié du XXe siècle. Le hic, c’est que depuis 2000 cette contribution – calculée selon le théorème de Hulten – s’est brutalement effondrée, pour demeurer à zéro depuis maintenant presque deux décennies.

Qu’est-ce à dire? Que les super stars ne permettent plus aujourd’hui à un pays de gagner en termes de finance ou de productivité. Elles ne sont donc plus le moteur de la richesse d’un pays, comme nous le supposions pourtant tous a priori.

– Les super stars contribuent de moins en moins à la productivité globale. Depuis le tournant du millénaire, les super stars ont arrêté de réinvestir massivement leurs gains dans leurs propres ressources. Elles ont brutalement freiné leurs investissements dans les programmes de formation, dans les outils de production, dans la R&D. À tel point que la contribution des super stars à la productivité globale du pays a chuté de 40% ces 20 dernières années.

Ahurissant, n’est-ce pas? Les super stars d’aujourd’hui ne sont pas créatrices d’emplois. Elles ne sont pas créatrices de richesse. Et elles dégonflent même la productivité globale.

C’est clair, celles qu’on nous présente comme des too big to fail sont, en vérité, des too big to grow.

Les Bombardier et SNC-Lavalin de ce monde ne sont pas, collectivement, trop gros pour tomber – en ce sens que s’ils s’effondraient, l’écosystème dans lequel ils se trouvent s’effondrerait à son tour –, mais bel et bien trop gros pour grossir encore – en ce sens qu’ils n’ont plus la capacité d’enregistrer à l’avenir une saine croissance, à savoir une croissance harmonieuse, qui se fait au bénéfice de leur écosystème, et non pas au détriment de celui-ci; et donc, qu’ils ne sont plus en mesure d’apporter une contribution économique positive et significative à la société. Ni plus ni moins.

«Nos travaux mettent en évidence le fait qu’il faut se défier de la croyance populaire qui veut que l’économie d’un pays repose en grande partie sur ses super stars, et qu’il convient donc de tout faire pour leur permettre de perdurer. Leur apport global n’est pas celui qu’on imagine, loin de là», notent MM. Philippon et Gutiérrez dans leur étude.

Et d’ajouter : «Dans le cadre d’une autre étude, nous avons mis au jour le fait que l’élasticité de l’entrée dans un marché – autrement dit, la facilité avec laquelle un nouveau joueur peut pénétrer un marché existant – a décliné aux Etats-Unis ces deux dernières décennies pour arriver aujourd’hui à zéro. Et que cela s’expliquait vraisemblablement par l’intensification du lobbying exercé par les super stars et par le durcissement concomittant des réglementations, qui ont pour effet de mettre des bâtons surtout dans les roues des nouveaux joueurs. L’équation est simple : moins de compétition > moins d’incitation à investir > moins d’incitation à innover > moins de productivité > moins d’enrichissement global.»

On le voit bien, l’acharnement de nos gouvernements à vouloir protéger nos super stars contre vents et marées n’est pas la meilleure des politiques qui soit. Au contraire, cela nous est néfaste collectivement. CQFD.

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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