Et si vous travailliez une heure de moins par jour... (Photo: Brooke Cagle/Unsplash)
Saviez-vous qu’en ce moment même il se produit une véritable révolution au Chili? Une révolution économique. Une révolution sociale. Bref, une révolution sociétale. Si, si… Laissez-moi vous en parler comme il se doit, vous allez voir que ça en vaut vraiment la peine.
Donc, tout est parti d’un projet de loi déposé en mars 2017 par la députée communiste Camila Vallejo qui visait à modifier le Code de travail. Sa teneur? Rien de moins que de réduire les heures de travail de 45 à 40 heures par semaine.
Le projet a, bien entendu, fait sensation à l’époque, mais a vite été rangé dans un profond tiroir du parlement chilien. La plupart des gens avaient d’ailleurs considéré qu’il n’avait été qu’un énième coup médiatique de Camila Vallejo, une personnalité montante dans le milieu politique chilien depuis qu’elle a été la figure de proue des manifestations étudiantes de 2011.
Mais c’était sous-estimer l’incroyable détermination de la jeune élue, résolue à améliorer le quotidien de ses compatriotes : sans tambour ni trompette, elle a su parler de son projet aux élus susceptibles de faire avancer le projet – tous bords politiques confondus –, et mieux, les convaincre, un à un. Résultat? À la mi-juillet de cet été, un coup de tonnerre a secoué le Chili : la Commission du Travail de la Chambre des députés a donné son feu vert pour que le projet soit soumis au vote des élus; ce qui pourrait se produire dès cet automne.
Autrement dit, les Chiliens pourraient bel et bien travailler une heure de moins par jour, sans perte de salaire, dès le 1er janvier 2020, comme le préconise le projet de loi. Une petite révolution, n’est-ce pas?
Camila Vallejo est une députée communiste chilienne de 31 ans. (Photo: Getty Images)
Il se trouve que Camila Vallejo présente des arguments massue pour défendre son projet:
– Des bases solides. Elle s’appuie sur les travaux de deux économistes de l’Université du Chili qui montrent que la réduction à 40 heures de travail par semaine ne nuirait pas au marché du travail, bien au contraire cela devrait stimuler la demande des employeurs en matière de main-d’œuvre.
– Un impact positif. Elle rappelle, chiffres à l’appui, que le précédent de 2005 avait été bénéfique sur le plan économique : le Chili était alors passé de 48 à 45 heures par semaine, ce qui s’était traduit notamment par «une amélioration de la productivité» et par «un regain de la croissance entre 2005 et 2012», d’après les données du ministère de l’Économie; et ce, en dépit du fait qu’à l’époque les opposants au changement avaient clamé sur tous les toits que cela allait «détruire des emplois», «faire chuter les salaires», ou encore «mettre en faillite nombre de PME».
– De nombreux bienfaits. Elle promet que la semaine de 40 heures offrira aux Chiliens «une meilleure qualité de vie» (ex. : moins de stress, d’épuisements professionnels…), «davantage de temps libre» (ex. : plus d’heures passées en famille, à faire du sport…) et «une hausse de la valeur du travail de chaque travailleur» puisque les employeurs auront l’interdiction d’en profiter pour diminuer les salaires.
Sans surprise, la riposte a été foudroyante. Rodrigo Valdés, un ex-ministre des Finances, a invité à s’opposer farouchement au projet de loi, qui équivaut à «une augmentation brutale de 11% du coût de la main-d’œuvre». Et Nicolás Monckeberg, le ministre du Travail, a déclaré que «aucun pays n’avait réduit sa semaine de travail d’autant d’heures d’un coup» et que «une idée aussi radicale – communiste – ne pouvait qu’échouer».
De son côté, le président chilien Sebastián Piñera, un milliardaire à la tête d’un gouvernement formé à partir d’une coalition de droite, a contre-attaqué sans tarder. Son gouvernement a proposé, à la place, un projet de «modernisation» du travail. De quoi s’agit-il? D’une série de mesures favorisant la «flexibilité» de la main-d’œuvre. Par exemple:
– La semaine de 41 heures. La semaine de travail passerait à 41 heures, ce total étant calculé comme une moyenne sur un trimestre. Ainsi, il serait possible pour un employeur de faire travailler un employé un peu plus de 10 heures par jour pendant 4 journées d’affilée pour lui octroyer ensuite une journée de repos. L’idée est d’offrir aux entreprises la flexibilité nécessaire pour pouvoir rencontrer ses deadlines, certaines périodes de l’année pouvant être plus achalandées que d’autres.
– Du cas par cas. Les discussions à propos des horaires de travail se feraient au cas par cas, entre l’employé et l’employeur. Du coup, les éventuelles négociations se feraient à l’échelle individuelle, et non plus à l’échelle collective. Ce qui, ça saute aux yeux, mettrait des bâtons dans les roues des syndicats.
On le voit bien, l’heure est au changement, et – faut-il s’en étonner? – les esprits s’enflamment. D’ores et déjà, des élus de droite – Issa Kort, Jorge Alessandri,… – ont appelé à rejeter le projet des 41 heures, en raison du fait qu’il risque d’accentuer la précarité des travailleurs et qu’il ne garantit en rien un gain pour les entreprises. De surcroit, des dissensions se font sentir au sein du gouvernement actuel au sujet des 41 heures, à tel point que certains parlent même d’un éclatement prochain de la coalition au pouvoir.
Eh oui, une petite révolution, n’est-ce pas?
Un récent sondage montre que la popularité de Camila Vallejo va grandissante, étant passée cet été de 31 à 42% d’opinions favorables à son égard. Quant à celle du président Piñera, en poste depuis 2018, elle n’est plus que de 34% d’opinions favorables (la désapprobation à son égard est aujourd’hui de 54%).
Lequel des deux va l’emporter? La jeune députée communiste de 31 ans ou le vieux président conservateur de 69 ans?
Daniel Jadue, le maire de Recoleta, a décidé de faire une expérience pour en avoir le cœur net. Depuis mai dernier, quelque 700 fonctionnaires de sa municipalité sont passés à la semaine de 40 heures : certains ont fini leurs journées une heure plus tôt qu’auparavant, d’autres sont arrivés plus tard le matin, d’autres encore ont pris une après-midi par semaine, etc.
«Au bout de quatre mois d’expérience, je peux vous dire que c’est un franc succès, a confié le maire au Diario y Radio U Chile. Nous avons maintenant des employés plus heureux dans leur quotidien au travail, plus satisfaits et plus fiers de leur travail. Nous avons des employés qui passent plus de temps en famille, et donc, plus détendus au travail. Bref, nous avons des employés qui travaillent dans de meilleures dispositions qu’auparavant. Ce qui est bénéfique pour tout le monde.»
Quant aux 41 heures, il n’y croit pas : «C’est un piège dangereux, a-t-il dit. On pourrait demander à quelqu’un de travailler dur pendant 10 ou 12 heures par jour pendant des journées et des journées, puis lui dire de dormir pendant une journée entière pour récupérer. Mais l’être humain ne peut pas se remettre d’un tel rythme de travail. Sans parler du fait qu’il n’aurait alors plus de vie de famille, qu’il ne ferait que dormir au lieu de voir sa femme et ses enfants».
Et de conclure : «Je pense que les Chiliens vont être assez sages pour rejeter les 41 heures, surtout après avoir vu tous les bienfaits de la semaine de 40 heures», a-t-il avancé.
Quoi qu’il en soit, l’initiative de Daniel Jadue fait des émules : les municipalités de Caldera, San Bernardo et Coronel l’ont imitée en proposant à leurs fonctionnaires d’adopter la semaine de 40 heures; et tout récemment, des conseillers municipaux de la capitale chilienne Santiago ont remis une lettre au maire Felipe Alessandri pour l’inviter à en faire tout autant. Comme quoi, l’heure est clairement au bouleversement…
Que va-t-il se passer au Chili dans les prochaines semaines, voire les prochains mois? Impossible à dire. Mais chose certaine, le dossier est à suivre. Car, de toute évidence, la petite révolution chilienne s’annonce des plus passionnantes, pour ne pas dire des plus inspirantes : et si, nous aussi, nous décidions tous ensemble de travailler une heure de moins par jour, pour le plus grand bien de chacun et de tous…
En passant, le politicien français Jean Jaurès aimait à dire : «Il ne peut y avoir de révolution que là où il y a conscience».
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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