Les prochains mois seront cruciaux pour la relance de l'économie : plusieurs entrepreneurs et employés ...
Les prochains mois seront cruciaux pour la relance de l’économie : plusieurs entrepreneurs et employés sont fatigués, voire carrément au bout du rouleau. C’est pourquoi la plupart d’entre eux comptent avant tout améliorer l’efficacité de leur entreprise et prendre soin de leurs employés afin d’être en mesure de répondre à la demande.
Le président d’Adfast, Yves Dandurand, n’en démord pas : malgré la crise et la reprise économique qui se pointe timidement à l’horizon, les dirigeants et les travailleurs doivent prendre des vacances cet été pour se reposer et avoir l’énergie nécessaire afin d’aider leur organisation à rebondir dans les prochains mois.
«Si tout le monde est fatigué, oubliez ça, la créativité !» laisse tomber le patron de cette entreprise manufacturière de Montréal, spécialisée dans les solutions d’assemblage, d’étanchéité et d’isolation pour les secteurs manufacturier et de la construction.
Au début du mois de mai, la société a même imposé trois jours de congé à tout le monde afin de permettre à l’équipe de se reposer, car il y avait un peu de tension dans l’air, raconte Yves Dandurand. «On a vu des altercations ; il était donc temps d’arrêter.»
Pour autant, les employés ne se tuent pas à l’ouvrage. Par contre, ils travaillent mieux grâce aux technologies de l’industrie 4.0 qui permettent aux machines de communiquer entre elles et de s’ajuster en temps réel à l’offre et à la demande.
«Sans le 4.0, on n’aurait pas pu faire tout ce qu’on a fait depuis le début de la pandémie, incluant la mise en place, en quatre semaines, d’une nouvelle division pour produire un désinfectant qu’on peut vaporiser, le Adclean», insiste-t-il.
Cet équilibre entre la productivité et le bien-être des gens est crucial, alors que les entreprises fourbissent leurs armes pour répondre à la demande croissante avec la réouverture graduelle de l’économie, mais dont l’ampleur est difficile à prévoir, affirment les économistes.
Monique Leroux, présidente du nouveau Conseil sur la stratégie industrielle, un organisme créé en mai par Ottawa pour l’aider à relancer l’économie, explique que le scénario le plus probable (à 70 %) est une accélération graduelle de la croissance, avec un retour à une certaine normalité en 2022.
«Ce scénario s’appuie sur la commercialisation, d’ici la fin de l’été, de médicaments efficaces pour réduire l’effet de la COVID-19 sur les personnes malades et la découverte d’un vaccin à l’horizon de la mi-2021», explique l’ex-présidente du Mouvement Desjardins, aujourd’hui conseillère stratégique à Fiera Capital.
Viser la croissance malgré tout
Éric Champagne, directeur de Beauce Caoutchouc, une PME manufacturière de La Guadeloupe qui fait du moulage et fabrique des moules sur mesure pour des entreprises, insiste lui aussi sur l’importance de travailler mieux et de prendre des vacances dans les prochaines semaines.
Bien avant la pandémie, la société a investi dans les technologies de l’industrie 4.0 afin d’accroître son efficacité, une décision qui l’a aidée à traverser la tempête. «Tous ces outils nous ont été très utiles, principalement pour voir notre production en temps réel», explique Éric Champagne.
Concrètement, ces technologies permettent aux travailleurs de Beauce Caoutchouc de visualiser la production en temps réel et d’apporter immédiatement des ajustements, au besoin. Sans ces technologies, les modifications provoqueraient des ralentissements, voire des arrêts de production.
Au plus fort de la pandémie, l’entreprise manufacturière a seulement utilisé de 25 % à 30 % de ses employés, en l’occurrence, les plus expérimentés. Or, même s’ils étaient peu nombreux, ils ont réussi, grâce au 4.0, à augmenter la productivité de l’entreprise, soit la quantité de produits fabriqués dans une heure travaillée.
Et ce n’est d’un début. Avec le retour en poste de tous les employés, l’entreprise s’est même fixé l’objectif d’accroître sa production en 2020 par rapport à 2019, et ce, même si nous sommes en récession.
«On est conscients qu’on peut ne pas y arriver, mais c’est plus encourageant de viser la croissance et d’avoir une attitude positive», souligne Éric Champagne, en précisant que tous les employés prendront deux semaines de vacances cet été (durant le congé de la construction), comme ils le font du reste chaque année.
Difficile de vérifier si les entreprises permettront à leurs employés de prendre des vacances cet été. Pour autant, rien ne semble indiquer sur le terrain que ne sera pas le cas, selon la Centrale des syndicats nationaux (CSN). «Je n’ai rien entendu indiquant que des employeurs refuseraient d’accorder des vacances», affirme le président de la CSN, Jacques Létourneau.
Les spécialistes en gestion des opérations et les dirigeants des organisations patronales que nous avons interviewés abondent sensiblement dans le même sens que les dirigeants d’Adfast et de Beauce Caoutchouc : les employés doivent travailler mieux, et non pas davantage.
Rattraper le retard
«Dans leur organisation du travail, les entreprises doivent améliorer leur processus en éliminant, par exemple, les gaspillages et les temps morts», insiste Julie Paquette, spécialiste en gestion des opérations et en logistique à HEC Montréal.
Un temps mort est une période durant laquelle une machine ou un employé ne produit rien en raison d’une mauvaise planification de la production. Une meilleure gestion des opérations permettrait de produire tout autant, mais en travaillant moins.
Cela dit, dans les prochains mois, des employés et des entrepreneurs devront travailler plus d’heures qu’à l’habitude dans certains secteurs. Pas parce qu’ils sont inefficaces, mais parce qu’ils doivent combler des retards en raison de la mise en pause temporaire de l’économie en mars-avril, souligne François Vincent, vice-président Québec de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI). «C’est notamment le cas dans les secteurs de la construction résidentielle, commerciale et institutionnelle», dit-il.
D’autres entreprises travailleront plus d’heures dans les prochains mois, car elles sont en démarrage et qu’il y a une demande forte pour leurs services spécialisés, comme le Groupe Lakhos, une firme de marketing et de ventes pour les industriels, qui mise notamment sur des logiciels pour les aider à accroître leurs ventes.
«On va travailler intelligemment ; on ne veut pas être un cordonnier mal chaussé, dit Simon Lemire, associé et directeur du Service des affaires. Mais en même temps, on va mettre les bouchées doubles durant l’été pour aider les entreprises à redémarrer.»
Le «travailler mieux» s’imposera
Du reste, la stratégie de travailler mieux pourrait s’imposer d’elle-même dans plusieurs organisations. Selon un sondage réalisé par la FCEI, le 15 mai, un chef d’entreprise sur deux au Canada (52 %) affirme que son principal défi est de rappeler son personnel mis à pied au début de la pandémie.
La prestation canadienne d’urgence (PCU), la crainte pour leur santé ainsi que leurs obligations familiales sont les principaux facteurs évoqués par les travailleurs pour retarder leur retour au travail, indiquent les 6 379 dirigeants sondés au pays.
C’est pourquoi, dans ce contexte particulier, les entreprises doivent travailler mieux, fait valoir Yves-Thomas Dorval, président et chef de la direction sortant du Conseil du patronat du Québec. «Il faut réduire les coûts par heure travaillée», dit-il, en précisant que cela passe par l’automatisation, l’informatisation et l’intelligence artificielle.
Outre l’implantation de nouvelles technologies, les entreprises peuvent aussi accroître leur productivité en améliorant l’organisation du travail et en formant davantage leur personnel, explique Yves-Thomas Dorval.
La PDG de Manufacturiers et exportateurs du Québec, Véronique Proulx, prévient toutefois que les gains de productivité pourraient être plus difficiles à atteindre en période de pandémie en raison des mesures sanitaires. «La distanciation de deux mètres aura un impact négatif sur la productivité», affirme-t-elle, car elle peut entraver, par exemple, une organisation plus efficiente du travail dans les usines.
Pour autant, des entreprises arrivent à être plus efficaces et à travailler mieux, souvent sans investir de grosses sommes d’argent.
C’est notamment le cas d’Armoires AD Plus (AD+), une PME de Sainte-Marie, en Beauce, qui fabrique, vend et installe des armoires de cuisine et de salles de bains, en plus d’offrir des conseils pour la décoration intérieure.
Depuis le début de la pandémie, l’entreprise a instauré une réunion stratégique virtuelle quotidienne, raconte sa présidente Dany Gilbert. «Tous les matins, pendant une quinzaine de minutes, on discute des enjeux de la journée», dit-elle.
Auparavant, cette réunion se tenait une fois par semaine, et l’entrepreneure devait communiquer des informations supplémentaires aux gestionnaires plus tard dans la semaine, souvent dans discussions de «cadre de porte», pour reprendre son expression.
Cette réunion quotidienne virtuelle a amené des gains d’efficacité. Les consignes sont comprises en même temps par tout le monde, et les employés peuvent réajuster le tir au besoin tous les jours, ce qui réduit les pertes de temps dans le processus de production. Cette formule est donc là pour rester, assure Dany Gilbert.
L’efficacité de la commercialisation numérique
Pour être plus efficace, EcoloPharm, un fabricant d’emballages écologiques pour l’industrie pharmaceutique établi à Chambly, en Montérégie, utilise davantage les réseaux sociaux pour faire son marketing. «La crise a accéléré ce virage», confie la présidente la PME, Sandrine Milante.
L’entreprise fait aussi des gains de productivité majeurs grâce à ses formations à distance afin de présenter ses produits aux pharmaciens, au Canada et aux États-Unis.
«Avec le même personnel, on a multiplié par trois le nombre de nos formations, tout en diminuant de 30 % nos frais de vente avec la réduction des déplacements», dit l’entrepreneure, en précisant que ces formations à distance vont demeurer même avec la reprise éventuelle de certains voyages d’affaires. Les résultats la confortent dans cette décision stratégique : les revenus de l’entreprise ont bondi de 40 % depuis trois mois grâce à l’ajout de 3 600 nouveaux pharmaciens dans sa clientèle.
Le détaillant de produits électroniques Best Buy misera aussi sur la numérisation accrue de sa stratégie de commercialisation afin d’être plus efficace au Canada, explique le président et directeur de l’exploitation, Ron Wilson, responsable des marchés canadien et mexicain. Par exemple, ses consultants à domicile sont devenus des consultants virtuels, ses agents Geek Squad se sont convertis en agents de soutien à distance, et Best Buy a lancé un service qui permet de clavarder avec des «chandails bleus» en ligne sur les questions ou les produits que les consommateurs recherchent.
Selon Ron Wilson, ces solutions numériques interactives permettent à Best Buy de répondre plus efficacement à leurs besoins. «Nous allons continuer à les développer même après la pandémie», assure-t-il.
La numérisation de la stratégie marketing sied aussi bien aux petites entreprises qu’aux grandes.
La boutique Le Capucin, de Repentigny, sur la Rive-Nord de Montréal, qui vend des produits santé pour toute la famille, en est un bel exemple. La pandémie a d’abord forcé Marilène Perreault, fondatrice de cette PME qui exploite trois boutiques au Québec (Repentigny, Sherbrooke et Victoriaville), à mettre à pied la moitié des 25 employés. Toutefois, par la suite, elle s’est tournée vers les ventes en ligne, qui ont explosé grâce à l’ajout d’une simple fonction de clavardage pour interagir avec les clients dès qu’ils se trouvent sur le site web.
«Le clavardage a changé la donne. Cela nous a permis de doubler nos ventes au mois d’avril et de mai par rapport à celles de 2019», affirme Marilène Perreault. Selon elle, le clavardage renforce l’expérience client, surtout en temps de pandémie, les gens ayant besoin plus que jamais d’interaction.
Malgré ce succès, la naturopathe ne laisse rien au hasard. C’est pourquoi elle a décidé de former ses employés afin qu’ils soient plus agiles avec les outils numériques, dans un contexte où ils travailleront davantage en télétravail même après la pandémie.
«Il y a une souplesse qui va s’installer pour avoir une meilleure conciliation travail-vie personnelle. On ne va pas travailler plus ; on va travailler différemment», selon l’entrepreneure.
Ces transformations numériques observées dans plusieurs entreprises pour gagner en efficacité ne feront que s’accélérer dans les prochains mois, un processus qui va «dématérialiser» l’économie plus vite que prévu, affirme Michel Bundock, directeur général du Groupement des chefs d’entreprise, qui représente 1 700 PME.
«Il y aura des occasions pour plusieurs entreprises», dit-il, en précisant que celles qui pourront investir pour accélérer leur transformation numérique dans les prochains mois – malgré de faibles liquidités – seront plus rentables à terme.
Selon une récente étude du Board of Innovation (The winners of the Low Touch Economy : how companies can recover and grow in the new normal ), les entreprises qui investissent dans l’innovation en période de crise augmentent à terme leur rentabilité de manière substantielle.
«Avec-COVID-19»
Même si l’économie redémarre tranquillement, les prochains mois ne s’annoncent pas de tout repos pour les entrepreneurs et les travailleurs, fait part Yan Cimon, professeur en stratégie à la Faculté d’administration de l’Université Laval.
À ses yeux, les entreprises auraient tout intérêt à se mettre dans un état d’esprit de l’«avec-COVID-19», et non pas dans un état d’esprit de l’«après-COVID-19», comme le suggèrent plusieurs analystes ou dirigeants politiques.
«On nous présente cette crise comme étant temporaire. Or, les pratiques dans les usines sont peut-être là pour durer», avance-t-il, en faisant remarquer qu’il est possible que l’on ne trouve pas de vaccin à ce virus.
Le cas échéant, les entreprises devraient apprendre à gérer un risque sanitaire sur une base permanente, comme, du reste, les entreprises l’ont fait auparavant dans l’histoire avec d’autres maladies infectieuses comme la tuberculose.
Le Québec recense d’ailleurs encore de 200 à 280 cas de tuberculose par année, selon la Santé publique.
Bref, les entreprises auraient peut-être intérêt à s’inspirer du célèbre adage anglophone consacrée, «Hope for the best, but prepare for the worst».
70 %
C’est le scénario le plus probable (à 70 %) d’accélération graduelle de la croissance, avec un retour à une certaine normalité en 2022, selon Monique Leroux, présidente du nouveau Conseil sur la stratégie industrielle.
52 %
Un chef d’entreprise sur deux au Canada affirme que son principal défi est de rappeler son personnel mis à pied au début de la pandémie, selon un sondage réalisé par la FCEI.