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Trump, le «king du deal»? Laissez-moi rire!

L'économie en version corsée|Publié le 10 janvier 2020

Trump, le «king du deal»? Laissez-moi rire!

À ses yeux, il est LE champion de la négociation... (Photo: History in HD/Unsplash)

CHRONIQUE. Avez-vous noté, comme moi, quelque chose d’étrange, le jour où l’Accord Canada–Etats-Unis–Mexique (ACEUM) a été signé à Mexico? Souvenez-vous, Chrystia Freeland (Canada), Robert Lighthizer (Etats-Unis) et Jesus Seade (Mexique) étaient tout sourire, brandissant fièrement devant eux l’entente dûment signée, après des mois et des d’intenses négociations. «Ce n’est rien de moins qu’un miracle que nous y soyons parvenus tous ensemble», avait même lâché le représentant américain au Commerce, complètement éberlué.

Bref, un miracle s’était produit, et quel est l’individu qui n’a pas aussitôt explosé de joie? Qui ne s’est pas pété les bretelles pour un tel succès? Qui n’a pas clamé haut et fort sur Twitter qu’il était bel et bien le «king du deal»? Oui, vous avez deviné, cet individu, c’est Donald Trump, l’occupant de la Maison Blanche.

«Ce sera le meilleur et le plus important accord commercial jamais conclu par les Etats-Unis. Bon pour tout le monde – agriculteurs, fabricants, énergie, syndicats – un soutien formidable.» Voilà tout ce qu’il a dit à ce sujet, sur Twitter, bien entendu. Ah si, il a ajouté peu après : «Nous allons finalement mettre un terme au pire accord commercial de notre pays, l’Alena!» Autrement dit, un simple copier-coller des innombrables tweets qu’il avait diffusés ces derniers temps à ce sujet.

Comment cela se fait-il? Pourquoi Donald Trump n’a-t-il pas crié sur tous les toits – comme à son habitude – qu’il était le plus grand, le plus fort, le plus intelligent de tout ce que la Terre a compté d’êtres humains dans son Histoire? Essentiellement pour deux raisons:

1. Donald Trump ne croyait pas une seconde que l’Accord serait signé. Il en était d’ailleurs tellement convaincu qu’une semaine auparavant il avait publiquement déclaré que le dossier était entre les mains de Nancy Pelosi, la leader de l’opposition démocrate, et que celle-ci allait s’arranger pour tout faire capoter, «de concert avec Richard Trumka [le président de l’AFL-CIO, l’une des principales fédérations américaines de syndicats]».

Or, c’est exactement le contraire qui s’est produit. Mme Pelosi a su négocier comme une championne pour mettre les syndicats dans sa poche, les convaincant que nombre de travailleurs en Amérique du Nord en sortiraient gagnants.

En conséquence, Donald Trump s’est fait couper l’herbe sous les pieds. Et ça lui est resté en travers de la gorge, à un point tel que ça lui a coupé le sifflet sur Twitter.

2. Donald Trump a vite compris qu’il venait de se faire priver de son joujou préféré, les droits de douane. Maintenant que l’Accord est signé, il ne lui est plus possible d’instaurer à sa guise des barrières tarifaires sur les produits en provenance du Canada et du Mexique, et encore moins de menacer d’en créer de nouvelles. Eh oui, les trois pays sont maintenant partenaires, et non plus rivaux.

Résultat? Nancy Pelosi a su jouer finement pour toucher Trump là où ça lui fait mal, sans qu’il l’aie vu venir. Elle lui a confisqué la seule arme qu’il s’était trouvée en tant que président des Etats-Unis, le laissant complètement démuni à quelques mois de la campagne présidentielle. Oui, le voilà désarmé face au Canada et au Mexique, incapable d’agir selon son slogan «Make America Great Again» puisqu’à présent les produits canadiens et mexicains vont franchir la frontière américaine plus aisément que jamais. Pis, les Américains risquent même de s’en apercevoir concrètement, quelques mois avant de déposer leur bulletin dans l’urne – davantage de produits mexicains sur les tablettes des supermarchés, davantage de bois canadien dans les rayons des quincailleries, etc. –, et ça, ça peut faire très mal au candidat républicain.

Frustré, sûrement fâché, il en a eu doublement le sifflet coupé. Et il s’est trouvé incapable d’écrire quoi que ce soit sur Twitter.

Bon. Pourquoi vous dire tout ça, vous demandez-vous peut-être? J’y viens, j’y viens… Ce que je veux ainsi vous signifier, c’est juste que Donald Trump n’est pas le champion de la négociation que tout le monde imagine. Loin de là. Il est, en vérité, pitoyable dès lors qu’il convient de négocier un deal. Pi-to-ya-ble. Je pèse mes mots.

L’ACEUM en est un révélateur, comme vous venez de le voir. Pis que ça, il suffit de consulter le livre qu’il a signé en 1987, «The Art of the Deal», pour que ça saute aux yeux. C’est ce que j’ai saisi en découvrant récemment un article de la Chicago Booth Review signé par George Wu, un professeur de science du comportement de l’École de commerce Booth de l’Université de Chicago qui enseigne l’art subtil de la négociation à des étudiants en MBA depuis une vingtaine d’années. Cet article présente les principaux conseils pratiques qui se dégagent du livre de Trump, puis analyse chacun d’eux. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que l’autoproclamé «king du deal» en prend pour son rhume…

Pour le réaliser par vous-même, je me propose de vous indiquer les 11 trucs préconisés par Trump, puis l’essentiel des commentaires de George Wu à leur sujet. C’est parti!

1. Think Big

«J’aime voir grand, écrit Donald Trump. J’ai toujours vu grand. Pour moi, c’est très simple: tant qu’à voir, autant voir grand.»

Commentaire de George Wu: «Voir grand est un bon conseil, note-t-il. De nombreux négociateurs ne sont pas assez ambitieux. Ils se concentrent sur ce dont ils ont besoin pour conclure un accord, et non pas sur ce qu’ils pourraient obtenir. Mes propres recherches montrent que les négociateurs croient trop souvent avoir obtenu la plus grande part possible du gâteau alors qu’en vérité ils en sont encore loin. Cela étant, l’important, c’est d’avoir tout de même des attentes réalistes; et sans ce précieux réalisme, on rate systématiquement de splendides opportunités qui se présentent à nous.»

2. Prévoir le pire, accueillir le meilleur

«J’entre toujours dans un deal en anticipant le pire. Si tu planifies le pire – si tu es capable de vivre avec le pire –, le meilleur se présentera à toi.»

Commentaire de George Wu: «C’est une bonne idée d’être prudent et de s’assurer de pouvoir vivre avec les inconvénients inhérents à une négociation. Mes recherches montrent d’ailleurs que les négociateurs sont trop souvent déstabilisés lorsque les choses ne prennent pas la tournure escomptée. Cela étant, je ne crois pas que dans une négociation le meilleur se présente de lui-même, tout seul, comme ça, par magie.»

3. Maximiser ses options

«Je ne m’attache jamais trop à un accord ou à une approche de négociation… Je garde toujours plusieurs balles en l’air, car la plupart des offres échouent, peu importe à quel point elles semblaient prometteuses à prime abord.»

Commentaire de George Wu: «Certes, mais c’est là un conseil basique. Négociation 101 : vos autres options sont votre levier dans une négociation. Tout le monde sait ça.»

4. Connaître son marché

«Je sais que j’ai l’instinct du deal. C’est pourquoi je n’embauche jamais d’expert, ni ne commande d’études. Pour bien connaître un marché, je fais mes propres analyses et je tire mes propres conclusions.»

Commentaire de George Wu : «Connaître son marché est complexe. C’est pourquoi j’enseigne à mes élèves de ne jamais faire confiance à leur instinct. Experts et autres analystes sont toujours on ne peut plus utiles, car ils procurent différents points de vue sur le marché qui nous intéresse.»

5. Être dur

«La pire chose à faire, c’est montrer qu’on veut désespérément un deal. Le mec en face sent alors l’odeur du sang, et tu es mort.»

Commentaire de George Wu : «C’est correct, mais basique et vague. Bien sûr, il te faut garder le contrôle de toi-même lors d’une négociation, mais Trump ne donne ici aucune indication sur la manière d’y parvenir.»

6. Améliorer sa position

«Le concept probablement le plus mal compris en immobilier concerne le dicton qui veut que la clé du succès est l’emplacement, l’emplacement, l’emplacement… En vérité, tu n’as pas besoin d’avoir le meilleur emplacement. Tout ce dont tu as besoin, c’est de la meilleure offre.»

Commentaire de George Wu : «Basique, une fois de plus. Dans une négociation, il faut savoir soupeser ses options. Par exemple, regarder s’il est bon d’avoir un gros chiffre d’affaires et des coûts élevés, ou plutôt d’avoir un petit chiffre d’affaires et des coûts moindres.»

7. Faire passer le mot

«Une chose que j’ai apprise à propos des médias, c’est qu’ils ont toujours faim de bonnes histoires; plus l’histoire est sensationnelle, mieux c’est… Si tu es un peu différent, un peu scandaleux, si tu fais des choses audacieuses ou controversées, les médias vont parler de toi.»

Commentaire de George Wu : «Tout bon négociateur doit savoir reconnaître quand il est judicieux d’impliquer d’autres parties – les médias, les parties prenantes internes, les personnes qui font pression sur votre contrepartie, etc. Il est vital de savoir les faire intervenir avec le bon timing, et surtout, quand il faut les laisser en dehors de la négociation. Quant aux médias spécifiquement, il convient d’être très prudent avec eux.»

8. Se défendre

«La plupart du temps, je suis très facile à comprendre. Je suis très bon avec les gens qui sont bons avec moi. Mais quand les gens me traitent mal, ou injustement, ou essaient de profiter de moi, je me bats très fort. C’est là mon attitude générale, celle qui a prédominé durant toute ma vie.»

Commentaire de George Wu : «Dans une négociation, on a besoin d’une menace crédible en guise de riposte. C’est basique. Mais riposter ne doit pas être la seule option; d’autant plus qu’elle est rarement pertinente d’un point de vue économique. Il est préférable d’essayer d’arranger les choses, soit directement avec votre partenaire, soit par le biais d’un processus de résolution de conflit.»

9. Livrer la marchandise

«Tu ne peux pas escroquer les gens, du moins pas longtemps. Tu peux créer de l’excitation, tu peux faire de merveilleuses promotions, tu peux obtenir des retombées médiatiques, et tu peux ajouter à tout ça une petite hyperbole. Mais si tu ne livres pas la marchandise, les gens finiront par voir clair dans ton manège.»

Commentaire de George Wu : «Difficile de contester ce point, tant il s’agit d’une évidence. À noter que je ne vois pas en quoi ce truc peut aider dans une négociation…»

10. Contrôler les coûts

«Je crois qu’il faut dépenser ce qu’il faut. Je crois aussi qu’il ne faut pas dépenser plus qu’il ne faut.»

Commentaire de George Wu : «Là aussi, il faudra m’expliquer en quoi ce point concerne l’art de la négociation…»

11. Avoir du fun

«L’argent n’a jamais été une grande motivation pour moi, si ce n’est qu’il pousse à gagner toujours plus. La vraie excitation réside dans le deal lui-même.»

Commentaire de George Wu : «Négocier n’a rien à voir avec le fait d’avoir du fun, ou pas. Cela étant, il convient de ne pas entrer dans une négociation comme on va chez le dentiste, c’est-à-dire à reculons : moins on a peur de négocier, meilleur négociateur on se révèle.»

Voilà. Vous venez de découvrir les 11 principaux trucs de Donald Trump pour devenir un champion de la négociation, et par la même occasion, les 11 commentaires mordants d’un véritable expert en la matière. Des commentaires qui mettent au jour le fait que Donald Trump n’a rien, mais franchement rien du tout, d’un «king du deal» : ses «trucs» ne sont que banalités d’une affligeante platitude ou suggestions totalement erronées.

Mais d’après vous, faut-il vraiment s’en étonner? Hum… Je ne pense pas, sachant que l’homme d’affaires qu’était Donald Trump a tout de même réussi le tour de force de déclarer six fois faillite dans sa carrière!

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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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