L'économie dénuée de toute dimension humaines est sèche... Photo: DR
Regardez ces infirmières qui se tuent à la tâche, ces enseignants qui changent de métier, ces avocats qui passent leurs temps libres à consulter leur psy. Regardez la pandémie actuelle de burn-out, ou encore la difficulté extrême des entreprises à attirer et, surtout, à retenir les nouveaux talents. C’est clair, quelque chose ne fonctionne plus.
Mais quoi donc ? Il se trouve que j’ai trouvé une explication lumineuse dans le livre intitulé Pouvoir & Altruisme – Une conversation avec le dalaï-lama sur le grand défi du XXIe siècle : exercer le pouvoir avec bienveillance (Allary Éditions, 2018), dans le chapitre où Frédéric Laloux – le coach belge qui a signé le livre Reinventing Organizations – présente au prix Nobel de la paix, en mots simples, le mal dont souffrent aujourd’hui nos organisations. Regardons ça ensemble…
«Nous assistons en fait au déclin d’un ancien système et à la naissance de nouvelles structures. Et en ce sens, c’est là un signe positif», indique-t-il.
«On a tendance à considérer une organisation comme une «machine». Mais de nos jours, nombre d’entreprises regardent les choses autrement et se mettent même à fonctionner autrement, en considérant plutôt l’image de l’«organisme vivant». Ce qui a de profondes implications, dont les trois principales sont les suivantes :
1. Autogouvernance
«La distribution du pouvoir au sein de ces nouvelles entreprises constitue la première innovation. La pyramide traditionnelle, comprenant un patron et de multiples strates hiérarchiques, n’existe plus. Elle est remplacée par un type d’organisation dans lequel les employés fonctionnent en autogouvernance, c’est-à-dire sans niveaux de hiérarchie, sans que personne n’assume le rôle de boss vis-à-vis d’un tiers, donc sans qu’il y ait aucun subordonné.
«Cela peut paraître impossible, mais en fait, les systèmes les plus complexes de notre monde sont justement des organismes naturels qui fonctionnent sans hiérarchie depuis des milliards d’années. Le cerveau, par exemple, avec ses 80 milliards de cellules, opère de manière autonome : aucune cellule n’est le PDG des autres, aucune ne commande et contrôle les autres. Idem pour l’écosystème complexe d’une forêt. (…)
«Cette façon d’opérer change radicalement la nature du pouvoir au sein d’une entreprise. Il n’y a plus de «pouvoir exercé» sur quelqu’un, mais un «pouvoir interrelié» ou «partagé». Ce qui permet de prendre ensemble toutes sortes de décisions : gérer les salaires, régler les conflits, etc. – tout cela en l’absence d’un patron.»
2. Plénitude
«La deuxième innovation que nous révèlent ces entreprises concerne la façon dont chacun de nous appréhende le monde dans lequel il vit : soit il est perçu comme un lieu de peur, de division et de pénurie ; soit comme un monde d’amour, de liens et d’abondance.
«Dans la plupart des entreprises, les employés estiment, en raison de peurs secrètes, qu’il vaut mieux être sur la réserve, porter un masque et ne pas exprimer ses préoccupations et aspirations les plus profondes. Lors de mes recherches, j’ai observé que les gens ne baissaient que très légèrement la garde au travail, qu’ils n’exposaient que la plus petite partie d’eux-mêmes – celle que nous jugeons acceptable et sûre d’elle-même – et que, ce faisant, ils ne dévoilaient qu’une part infime de leur énergie, de leur créativité et de leur enthousiasme.
«Les nouvelles entreprises considèrent, elles, le lieu de travail comme un endroit où vivre dans la plénitude. Elles ont découvert le moyen de créer un espace sécurisé où les employés se sentent assez en confiance pour montrer tous les aspects de leur personnalité et pour découvrir ce qu’ils sont au sein d’un climat d’extrême bienveillance.»
3. Bien commun
«La troisième innovation concerne les buts à atteindre et la manière d’envisager l’avenir. Dans notre vision mécaniste actuelle, nous avons besoin de prévoir les événements et de contrôler le monde. Par conséquent, les entreprises se fixent des objectifs stratégiques (plans quinquennaux, budgets annuels,…) Mais les employés des nouvelles entreprises ont une conception différente des choses. Ils pensent plutôt comme ça : «Cette approche n’a plus de sens pour nous. Nous croyons qu’une organisation n’est pas une machine inerte que nous devons actionner et programmer. C’est un organisme vivant qui possède son propre destin et son énergie particulière, qu’elle souhaite partager avec son écosystème. Un organisme dans lequel le rôle des «dirigeants» est beaucoup plus humble puisqu’il consiste simplement à écouter et à comprendre où l’organisation veut naturellement aller, puis à l’accompagner dans sa démarche.»
«Aucune des organisations qui ont fait l’objet de mes recherches – lesquelles, soit dit en passant, sont toutes couronnées de succès – n’a de plan stratégique. Au lieu de cela, elles ont mis en place différentes procédures pour être à l’écoute des voies que l’entreprise souhaite suivre.»
Un exemple frappant est celui de Buurtzorg…
«Aux Pays-Bas, il existe depuis une dizaine d’années une organisation de soins à domicile qui s’appelle Buurtzorg. Elle compte aujourd’hui quelque 14.000 employés, pour l’essentiel des infirmières qui rendent visite à des patients chez eux et leur prodiguent des soins ; il s’agit le plus souvent de personnes âgées. Et elle reçoit chaque semaine près de 250 demandes d’emploi, les infirmières ne souhaitant rien de mieux que de travailler pour Buurtzorg.
«Pour comprendre ce phénomène, il faut remonter aux années 1980. L’État avait alors pris la décision de «remettre de l’ordre» dans les finances de la santé, et donc de revoir la façon de travailler des infirmières dépêchées aux domiciles des patients. Chiffres à l’appui, il a noté que certaines infirmières étaient plus rapides que d’autres ; d’où son idée d’établir des normes pour chaque soin dispensé : pas plus de 15 minutes pour une douche, de 10 minutes pour une piqûre, de 2 minutes et demie pour changer un bas de contention, etc. Même chose, il a créé un bureau de planification, qui gérait chaque instant de la journée de travail des infirmières, à la minute près ; ce qui s’est notamment traduit par l’obligation pour les infirmières d’installer un code-barres sur la porte de chaque patient et de le scanner systématiquement au moment d’entrer et de sortir du domicile.»
«Un beau jour, Jos de Block en a eu marre. «Pour moi, l’objectif n’était pas de faire les piqûres requises, mais de permettre aux patients de mener une vie harmonieuse et de redevenir autonomes», raconte cet infirmier. Et il a fondé Buurtzorg, un terme qui signifie «soins de proximité» en néerlandais. Les infirmières qui travaillent dans son organisation prennent le temps de s’asseoir et de boire un café avec leurs patients. Elles offrent un service profondément humain.
«Les infirmières sont organisées en équipes de 10 à 12 personnes et n’ont pas de chef d’équipe. Au siège social, il y a 50 personnes qui n’ont ni directeur financier, ni directeur des ressources humaines, ni responsable du marketing. Les membres de Buurtzorg sont juste incroyablement attentifs les uns envers les autres. Ainsi, les infirmières s’entraident lorsqu’elles éprouvent des difficultés émotionnelles face à des patients en fin de vie ; elles disposent de programmes admirables pour traiter ces problèmes.
«Ce qui est a priori le plus surprenant dans tout ça, c’est le succès financier de Buurtzorg. Il se trouve que les patients de l’organisation n’utilisent que 40% des heures prescrites par les médecins ! Comment cela se fait-il ? Ceux-ci «guérissent» beaucoup plus vite que dans le système traditionnel : ils peuvent se passer des soins plus rapidement et ils recouvrent même une certaine autonomie plus rapidement. Autrement dit, l’État hollandais économise chaque année des centaines de millions d’euros juste parce que les infirmières de Buurtzorg prennent le temps de prendre un café avec leurs patients et de jaser de tout et de rien – un paradoxe total aux yeux de notre logique mécaniste actuelle!»
Fascinant, n’est-ce pas ? La crise managériale présente est ainsi «un signe positif», le révélateur de la mutation que connaissent nos organisations en ce début de XXIe siècle. Il ne nous reste donc plus qu’à embarquer, à nous adapter à notre tour, au lieu de freiner des quatre fers face aux changements qui s’imposent à nous-mêmes. Qu’en pensez-vous ?
Voici, en tous cas, ce qu’en dit le dalaï-lama dans le livre : «L’économie dénuée de toute dimension humaine est sèche. Quelle valeur a-t-elle ? En faisant appel à notre intelligence, nous constatons que tout est lié à la générosité et à la chaleur d’un cœur humain débordant de bonté».