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À RELIRE – Pierre Fitzgibbon: «On est rendu trop loin pour reculer»

Les Affaires|Mis à jour le 03 septembre 2024

À RELIRE – Pierre Fitzgibbon: «On est rendu trop loin pour reculer»

La table éditoriale avec Pierre Fitzgibbon a eu lieu le 19 avril dernier dans les bureaux de «Les Affaires» (Photo: Simon Prelle)

FILIÈRE BATTERIE. Le ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie et le ministre responsable du Développement économique régional, Pierre Fitzgibbon, n’a pas besoin de grande présentation. Si le député de Terrebonne pense que la réforme d’Investissement Québec sera probablement un de ses plus importants legs en politique, il espère tout de même que la filière batterie galvanisera la province et remplira ses coffres. Le ténor économique est venu rencontrer Les Affaires en table éditoriale, le 19 avril dernier, afin de préciser sa vision de la filière controversée, de nos besoins énergivores et de nos minéraux critiques et stratégiques qui font saliver le monde entier.

Est-ce qu’il y a eu une étude qui appuyait la faisabilité de la filière batterie ou c’est une espèce d’instinct qui vous a guidé ?

Quand je suis arrivé en poste en octobre 2018, j’avais passé une partie de l’été avec François Legault pour comprendre ce qu’il voulait accomplir. La base industrielle d’une société, je pense, est importante pour avoir une pérennité. Avec son livre Cap sur un Québec gagnant. Le projet Saint-Laurent, François Legault a développé le concept des zones d’innovation.

Alors, on a décidé de lancer ces fameuses zones qui se voulaient et qui se veulent encore un processus par lequel on choisit une thématique industrielle porteuse pour le Québec. Puis, on va nourrir cet écosystème-là avec l’amalgame des forces vives universitaires, autant fondamentales qu’appliquées. On y ajoute les grands donneurs d’ordre, des PME et des fonds d’incubation.

Donc il y a eu un peu d’instinct. Mais rapidement, Investissement Québec a donné un mandat à la firme McKinsey pour nous confirmer cet instinct. On avait des vues assez claires qu’avec nos minéraux critiques et stratégiques et notre électricité, c’était suffisant pour créer un écosystème. Puis, c’est avec cette étude que je suis parti en exploration avec mon sous-ministre en Corée, au Japon, puis en Chine. On est revenu et on s’est dit : on a une chance.

Quelle est la première motivation derrière votre projet ? Garder et transformer les ressources ici, ou décarboner l’économie ?

L’économie. Pour moi, c’est parti de là, parce que je voulais trouver des filières. Il y a deux filières que j’aimerais développer organiquement : celle des batteries, et l’autre, c’est l’acier vert. Pour moi, c’est « qu’est-ce qu’on peut faire avec nos ressources naturelles pour être en amont et créer de la richesse » ?

Fin avril, des journalistes me demandaient si nous allions émettre des gaz à effets de serre (GES). Oui, on va en émettre sur ce terrain [terrain où se construira l’usine de Northvolt, en Montérégie]. Sauf qu’on va remplacer [les émissions] des batteries faites avec du charbon en Chine, on va remplacer des moteurs à essence, etc.

Les écosystèmes conjuguant constructeurs de voitures électriques et fabricants de batteries se multiplient dans plusieurs endroits dans le monde, comme aux États-Unis, avec la « Battery Belt ». Y voyez-vous une menace pour le Québec ?

Oui. En fait, honnêtement, quand nous avons parti cette filière-là, je ne croyais pas qu’on aurait des celluliers au Québec. Parce qu’on n’a pas d’OEM (Original Equipment Manufacturer, ou fabricant d’équipement d’origine). Ils me disaient tous, « si on a le choix, on veut le cellulier à côté de l’usine ». C’est ça le modèle.

Mais Northvolt a pris la décision de ne pas être à côté du fabricant, parce qu’ils en ont plusieurs. Je pense qu’on est correct avec Northvolt. Mais est-ce qu’il va y avoir d’autres celluliers ? Pas à court terme, par qu’il n’y a pas de mégawatts (MW). Ça va sortir publiquement bientôt, je vais dire non à un paquet d’affaires. Si je dis oui à un autre cellulier qui représente à peu près 300-400 MW, ce n’est pas correct pour les entreprises québécoises qui sont dans d’autres secteurs.

Sur le terrain, il y a encore beaucoup d’espace pour des fabricants de cellules à Bécancour. Mais vous parlez des mégawatts. Est-ce qu’il y a une possibilité de relancer Gentilly pour alimenter la filière à Bécancour pour qu’elle soit « autonome » ?

Aujourd’hui, on ne va pas essayer, les Québécois ne sont pas prêts à ça.

Par contre, j’ai dit publiquement qu’on ne décarbonera pas la planète sans nucléaire, ça n’arrivera pas. On le voit avec les Américains, les Ontariens, ça va arriver.

Quand est-ce qu’on va pouvoir amener le débat au Québec ? Bientôt. Parce qu’on va développer au Québec une approche qu’on n’a jamais utilisée, ça s’appelle le Plan intégré des ressources énergétiques.

Notre gouvernement va mettre ça en place. Nous allons travailler avec tous les intervenants pour montrer quels sont les besoins énergétiques, car on ne peut pas tout électrifier. Un moment donné, est-ce qu’on va construire 15 barrages ? Peut-être, mais peut-être pas. Est-ce qu’on va faire des éoliennes ? Oui, mais il va y en avoir dans votre cour, dans la mienne… on n’aimera peut-être pas ça. Le nucléaire va donc s’insérer dans la discussion.

Le ténor économique est venu rencontrer Les Affaires en table éditoriale, le 19 avril dernier, afin de préciser sa vision de la filière controversée. (Photo: Simon Prelle)

La discussion va ainsi être relancée au dépôt de votre projet de loi. Allez-vous le déposer ce printemps ?

Oui, je vais déposer ça. Je vais prendre mon temps parce qu’il y a beaucoup de gens qui vont intervenir, dont Hydro-Québec et Énergir. On va le déposer à la fin de la session pour que tout le monde puisse s’exprimer durant l’été.

Il n’y a pas de bâillon sur ça. On va prendre le temps qu’il faut pour un débat public. Et le nucléaire va s’insérer un peu, mais pas immédiatement. Parce que c’est seulement quand on aur a le plan intégré des ressources énergétiques que les gens vont pouvoir se dire : « Est-ce qu’on opte pour le nucléaire ou un 14e barrage ? »

Il faut avoir une bonne discussion pédagogique avec les Québécois. Il y a des experts qui vont nous expliquer : voici ce qui se passe dans le nucléaire.

Au moment où nous nous parlons, Northvolt exporte du nickel canadien en Suède. Le PDG de Northvolt Amérique du Nord, Paolo Cerruti, nous disait : « À ce stade, probablement que si on a du graphite naturel canadien, on voudra approvisionner la Suède aussi parce que ce que nous cherchons à faire, c’est de développer des plateformes de cellules qui sont des plateformes mondiales. […] Ce n’est donc pas déraisonnable de penser qu’il y aura des matières canadiennes qui seront envoyées en Suède. »

Dans la chaîne, c’est sûr qu’il va y avoir plus d’intrants que ce qui va arriver au bout. Dans le cas de Northvolt, ce qu’il a dit, c’est que s’il s’approvisionne du Québec pour l’anode qu’il a besoin, 5 %, je ne sais pas exactement, ça représente un petit pourcentage de ce que Nouveau Monde Graphite va devoir exporter. Alors, il faut accepter que l’anode va être exportée.

Donc, si tous les besoins de la filière pour la cathode sont comblés, vous êtes plus à l’aise, une fois que la filière est bien alimentée, que certains matériaux partent.

Pour être très, très spécifique, on a une usine annoncée pour l’oxyde de lithium ici, qui est celle de Nemaska. S’il y a d’autres joueurs qui veulent commencer la production de lithium et qu’on en produit quatre fois plus que ce que le cathodier a besoin, on va l’exporter. Pour au moins créer un peu de valeur marchande.

Mais sont-ils au courant ?

Il y a un fabricant que je ne nommerai pas qui m’a dit : « Nous, on veut faire ce qu’on veut. » J’ai répondu : « écoutez, si vous faites trop d’oxyde pour alimenter le cathodier d’ici, ben vous l’enverrez à votre cathodier américain ». J’accepte ça. Il ne faut pas non plus être trop dogmatique.

Le 10 novembre dernier, vous avez accordé environ 956 MW d’électricité. HEC Montréal a fait une étude qui a tout ventilé avec un tableau : 67 % allaient à la filière batterie, 37 % pour Northvolt. Québec ne prend-il pas un risque de surexposition (pour reprendre une expression en investissement) en mettant autant ses œufs dans le panier de la filière batterie ?

Quand j’ai été nommé ministre de l’Énergie, Hydro-Québec m’a appelé dans les semaines qui ont suivi pour me dire : « Nous ne pouvons pas satisfaire la demande industrielle. » Dans le passé, le gouvernement devait approuver tout projet en haut de 50 MW. On a depuis baissé ce seuil à 5 MW.

Aujourd’hui, j’ai 13 500 MW de demande industrielle pour des projets intéressants. Mais il n’y en a pas, de mégawatts, techniquement.

Hier, j’étais avec un maire que je ne nommerai pas, et il me disait : « Pierre, j’en veux dans la prochaine année. » Il n’y en a pas ! Le poste ne peut pas fournir de l’électricité en ce moment. Ça va prendre cinq ans peut-être pour le mettre à niveau. Le problème est sérieux.

La création de richesse, est-ce la création d’emplois ou c’est quelque chose de subtil ?

C’est multidimensionnel […] Quand Investissement Québec réalise des projets, dorénavant, il y a deux critères : de combien réduira-t-on les GES et de combien la masse salariale va-t-elle croître ?

À votre avis, est-ce que les PME ont raison de s’inquiéter de l’arrivée de ces grands industriels de la filière batterie qui vont assurément attirer certains de leurs travailleurs ?

C’est sûr qu’il y a toujours un paradoxe dans le désir d’augmenter la richesse collective des Québécois compte tenu du problème démographique.

Je pense qu’on doit travailler sur une immigration permanente économique qui va s’arrimer avec la capacité de les accueillir et de leur permettre d’apprendre notre culture, notre langue. Ça va prendre du temps.

À court terme, en n’assumant pas de croissance économique, c’est évident qu’il va falloir privilégier des secteurs, et c’est évident que des industries vont être pénalisées, à moins qu’elles augmentent les niveaux salariaux ; ça devient une question de compétitivité. On essaie de faire du mieux qu’on peut là-dedans, mais il va y avoir un problème.

Donc, vous avez un plan pour aider les PME ?

On n’a pas le choix, parce que sinon, moi, je dirais : « Toi tu survis, toi tu survis pas. » Ça ne serait pas approprié dans une démocratie. Alors, je pense qu’il faut accepter le fait qu’il va y avoir une pression à la hausse sur les salaires, que les Québécois vont s’enrichir et que des mouvements vont s’opérer entre les donneurs d’emplois.

La filière aéronautique s’est construite sur des décennies avec un écosystème très fort de PME qui a mené ultimement à la conception et à la construction de la CSeries. Parfois, on a l’impression qu’avec la filière batterie, il y a des entreprises étrangères qui vont venir, puis qui vont dire « arrangez-vous pour créer un réseau, un écosystème de PME qui va venir soutenir cette nouvelle industrie-là ». Au final, le Québec est très peu instruit d’un point de vue industriel sur la batterie. Est-ce que ce n’est pas un peu contre nature par rapport à la construction historique des filières au Québec ?

Moi, je pense que le concept des zones d’innovation, si c’est bien exécuté de notre part, va créer un écosystème qui va rendre pérennes les PME, les forces vives qui vont s’y attacher.

Moi, je suis sûr qu’on peut jouer un rôle important en Amérique du Nord. Si on a ce rôle-là, on devient un aimant pour les entreprises qui vont venir s’implanter.

Il y a peu de garanties par rapport à l’innovation et à la recherche et développement. Vous ne semblez pas en avoir demandé. Est-ce qu’il y a un risque que le Québec devienne finalement un exécutant de Northvolt, de Posco, de GM, de Ford, et qu’un jour, si la batterie ne marche pas, que toute cette connaissance autour de la batterie parte ?

Il faut comprendre qu’on était à la chasse. On était dans une position d’attirer ces gens-là. D’imposer à Posco de faire de la recherche ici, alors qu’on n’a aucune connaissance industrielle, je trouvais ça prétentieux et irréaliste.

Comme j’ai toujours dit, on ne tire pas sur une plante, on l’arrose. Je crois que la plante est en train de pousser avec nos forces vives universitaires. Je pense qu’on va y arriver. On n’a rien imposé, effectivement, mais je trouvais que ce n’était pas réalisable.

Aux élections de 2026, si jamais la CAQ perdait le pouvoir, est-ce que vous craignez pour la pérennité de cette la filière batterie ?

On va être trop avancés. Je pense que dans l’opposition, je n’ai pas vu grand-monde se prononcer contre ça. Ils vont s’opposer aux subventions, ils vont s’opposer à l’environnement, ils vont s’opposer à des choses qu’ils auraient mieux faites que nous. Mais je n’ai pas entendu personne dire : « Eh, la batterie, ça n’a pas de bon sens ! »

Vous ne ferez pas toujours de la politique. Quel est le legs que vous souhaitez laisser après votre départ ?

Je pense que mon legs, ce serait qu’on ait transformé nos institutions. La réforme d’Investissement Québec est probablement le legs qui va être le plus important. Nous avons maintenant une présence dans le marché, nous avons augmenté de façon significative nos interventions et je pense qu’elles sont bien faites.

Mon deuxième legs serait les zones d’innovation. La filière batterie, sans aucun doute, c’est un legs. J’aimerais aussi travailler, avant de quitter, sur l’acier vert, parce que, ultimement, mon but, c’est de créer de la richesse collective. Le Québec est une société juste et équitable, on veut réinvestir la création de la richesse dans nos services essentiels, notamment l’éducation.

Huit ans en politique, est-ce assez ?

Oui, oui. Je préfère m’en tenir à deux mandats. Je serais plus jeune que Biden, mais je pense qu’il faut laisser la relève. Je crois en ça.

Est-ce qu’entre les lignes, on peut lire que vous ne vous présenterez pas en 2026 ?

En politique, on n’annonce jamais son départ avant le matin du départ. Moi, je crois beaucoup en la relève. Dans ma carrière, j’ai toujours fait ça. J’ai été assez longtemps à un endroit pour avoir une incidence, mais pas trop longtemps pour qu’on dise qu’il est temps que je m’en aille.