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Prix du carbone: le manque de prévisibilité nuit aux alumineries

François Normand|Publié le 14 avril 2022

Prix du carbone: le manque de prévisibilité nuit aux alumineries

Mercredi le 13 avril, le métal blanc s’échangeait à 3 238 $ US la tonne, soit plus de deux fois sa valeur comparativement au creux de mars 2020 (sur une base hebdomadaire), alors que la pandémie de COVID-19 se répandait dans le monde. (Photo: 123RF)

Malgré des conditions de marché et des prix très favorables, l’industrie de l’aluminium du Québec hésite encore à accroître sa capacité de production en raison de certains facteurs, à commencer par le manque de prévisibilité à long terme pour le prix du carbone dans le Système de plafonnement et d’échange de droits d’émission et de gaz à effet de serre (SPEDE).

«Nous n’avons pas de prix du carbone à long terme. Dans ce contexte, il est difficile de prendre une décision d’investissement», dit au bout du fil Jean Simard, président et chef de la direction de l’Association de l’aluminium du Canada (AAC), qui représente Rio Tinto, Alcoa et Aluminerie Alouette (qui regroupe cinq partenaires, dont Rio Tinto, Norsk Hydro et Investissement Québec).

Lancé en janvier 2012, le SPEDE ou le marché québécois du carbone fait en sorte que les entreprises visées par ce système — dont les alumineries — doivent tenir compte du coût de leurs émissions de GES.

Ce mécanisme de marché sert à introduire un coût du carbone dans la prise de décision des affaires ou des investissements des entreprises assujetties.

Selon Jean Simard, ce qui crée de l’incertitude actuellement, c’est que le prochain cycle du SPEDE — avec ses mécanismes d’allocations de couverture servant à maintenir la compétitivité des grands secteurs Énergie intensifs et exposés au commerce international — qui doit entrer en vigueur en 2024 n’est pas connu.

«Le calendrier électoral pourrait occasionner un décalage supplémentaire, souligne-t-il. Avec pour résultat qu’il est impossible d’en modéliser les coûts de carbones réels dans le temps, et d’en mesurer les impacts financiers sur des projets d’investissements à court, moyen et long terme.»

 

Prévisible au fédéral avec la taxe sur le carbone

Au fédéral, il y a une prévisibilité, car on sait déjà par exemple que la taxe sur le carbone atteindra 170 $ la tonne en 2030. Or, les entreprises du Québec ne sont pas assujetties à la taxe fédérale en raison de la présence du SPEDE.

L’enjeu est de taille pour les alumineries du Québec, car un projet d’investissement dans cette industrie «est toujours dans les milliards de dollars sur une échelle de temps minimale de 25 ans», fait remarquer Jean Simard.

La production canadienne annuelle d’aluminium totalise 3,1 millions de tonnes et elle représente à elle seule 2% des exportations du Canada. L’industrie canadienne est concentrée au Québec avec huit usines, et une seule (appartenant à Rio Tinto) est située à l’extérieur de la province, à Kitimat, en Colombie-Britannique.

Aux yeux de Pierre-Olivier Pineau, spécialiste en énergie à HEC Montréal, la plus grosse incertitude pour les alumineries du Québec n’est peut-être pas le prix du carbone, mais la quantité d’allocations gratuites qu’elles vont recevoir après 2023.

«Le gouvernement provincial n’a pas encore divulgué les règles finales d’allocation gratuites. Pour l’instant, les alumineries reçoivent des allocations gratuites généreuses. Ça ne va peut-être pas durer», indique-t-il dans un courriel.

 

Facteurs favorables à la hausse de la production

Chose certaine, cette incertitude pour les huit alumineries du Québec survient alors que les astres sont alignés pour accroître la production d’aluminium dans le monde.

Premièrement, les prix sont très élevés. Ce mercredi 13 avril, le métal blanc s’échangeait à 3 238 $US la tonne, soit plus de deux fois sa valeur comparativement au creux de mars 2020 (sur une base hebdomadaire), alors que la pandémie de COVID-19 se répandait dans le monde.

Les prix ont même franchi le cap des 3 500 $US en mars.

Deuxièmement, dans la foulée de l’invasion russe en Ukraine, les exportations d’aluminium de la Russie devraient continuer à décliner à la fois aux États-Unis et dans les pays de l’Union européenne, une tendance à la baisse observée depuis quelques années. Cette réduction de l’offre russe devra donc être comblée par une autre offre.

Troisièmement, la demande mondiale pour l’aluminium progressera de presque 40% d’ici 2030 dans l’ensemble des secteurs industriels, selon une analyse produite pour le compte de l’International Aluminium Institute (IAI).

 

La demande mondiale pour l’aluminium progressera de presque 40% d’ici 2030 dans l’ensemble des secteurs industriels, incluant l’industrie automobile. (Photo: 123RF)

Aussi, pour répondre à cette demande, la production mondiale annuelle devra donc s’accroître de 33,3 millions de tonnes, pour passer de 86,2 millions de tonnes, en 2020, à 119,5 millions de tonnes, en 2030.

Joints par Les Affaires, les trois producteurs d’aluminium du Québec n’ont pas pu nous indiquer s’ils avaient l’intention ou s’ils étudiaient la possibilité d’accroître leur capacité de production dans un avenir prévisible en raison des conditions de marché et de prix très favorables.

 

Alcoa attend les nouvelles technologies

Aluminerie Alouette nous a référé à l’AAC. Alcoa Canada a pour sa part indiqué qu’elle améliorait constamment ses processus dans l’ensemble de ses opérations.

«Par exemple, en mars dernier, Alcoa a complété un projet d’infrastructure énergétique à l’Aluminerie de Deschambault (47 millions de dollars américains ou 59 M$CA) qui devrait fournir un plus grand ampérage aux cuves d’électrolyse et permettre une augmentation de la production de métal dans les années à venir», écrit dans un courriel la porte-parole, Anne-Catherine Couture.

Dans un article publié en novembre par S&P Global, la direction américaine d’Alcoa a souligné qu’elle n’a pas l’intention de construire de nouvelles alumineries qui utilise le processus d’électrolyse traditionnel.

En fait, tout projet d’Alcoa de construire une nouvelle capacité de fusion d’aluminium dans ses opérations mondiales dépendra du développement réussi de la technologie d’anode inerte Elysis (développée par une coentreprise de Rio Tinto et Alcoa, soutenue par les gouvernements du Québec, du Canada et Apple), qui devrait atteindre un déploiement commercial dès 2024, selon le président et chef de la direction, Roy Harvey.

Chez Rio Tinto, une porte-parole canadienne a mentionné que l’entreprise suivait de près l’évolution des marchés et qu’elle ne le tenait pas pour acquis, étant donné que les prix de l’aluminium ont été relativement bas à certains moments durant la dernière décennie.

«Nous gérons notre entreprise et prenons des décisions sur le long terme, et non sur la base de fluctuations à court terme», souligne-t-elle dans un courriel.

Cela dit, elle précise que Rio Tinto avait récemment ajouté de la capacité de production au Québec.

Le producteur d’aluminium a construit 16 nouvelles cuves AP60 au complexe Jonquière et a lancé des études pour en ajouter d’autres, sans parler des 430 millions de dollars américains (541 M$CA) investis dans ses sites du Saguenay–Lac-Saint-Jean, en 2021.