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Proposer une poutine en Arménie, coûte que coûte

Aurélia Crémoux|Publié le 20 septembre 2024

Proposer une poutine en Arménie, coûte que coûte

Haik Kazarian et Raffi Elliott envisagent très prochainement de proposer «des poutines déconstruites congelées», qui permettront à leurs adeptes de retrouver «le vrai goût de la poutine» à des milliers de kilomètres du Québec. (Photo: Aurélia Crémoux)

À Erevan, dans la capitale arménienne, Haik Kazarian et Raffi Elliott, deux Canado-Arméniens tenaient jusqu’en juillet dernier depuis plusieurs années «la seule poutinerie de la région». Ils aiment rappeler que la plus proche se situe à 3500 km de là, en Pologne.

Il suffisait de se faufiler à l’arrière de la rue Saryan, connue pour ses nombreux restaurants et bars à vins, pour trouver l’enseigne de la Poutinerie Erevan sur laquelle flottaient les drapeaux canadien et québécois. En passant le pas de la porte, on entendait les clients et le personnel passer du français à l’arménien en passant par l’anglais et le russe: l’ambiance y était cosmopolite, à l’image de la capitale arménienne. «Nos clients sont des Russes intrigués par le nom, des Arméniens qui ont voyagé ou encore des rapatriés de la diaspora qui, comme nous, sont retournés vivre en Arménie», précise Raffi Elliott.

Né à Montréal d’un père irlandais et d’une mère arménienne, il s’installe à Erevan en 2012, où il travaille dans le domaine politique puis informatique. Haik Kazarianest arrivé à Montréal avec sa famille alors qu’il était enfant. Il retourne dans son pays natal en 2018 pour un projet de six mois avec en poche un billet aller sans retour. Alors qu’ils se sont rencontrés à Ottawa quelques années plus tôt pendant leurs études, ils se retrouvent en Arménie. «Une des seules choses qui nous manquait du Québec, se souvient Haik, c’était la poutine.»

Une histoire de levée de fonds

«La seconde guerre du Haut-Karabagh a eu lieu en 2020, j’ai donc décidé de créer l’organisation non gouvernementale Transparent Charity NGO pour venir en aide aux réfugiés», se rappelle Haik. Afin de lever des fonds, les deux amis ont l’idée d’organiser des soirées «poutine à volonté» pour 5000 drams (environ 18$). Ils débutent leur activité dans la cuisine de l’ONG la fin de semaine et dressent des tables et des chaises dans la grande salle de travail de l’organisation. «Au début, les gens venaient essayer avec des amis», se souvient Raffi. Ils réussissent à lever plus de 3000$ durant ces événements. Leur but est aussi de combler le besoin des quelques centaines de Canadiens qui vivent à Erevan. «On est devenue LA vraie ambassade canadienne», plaisante Raffi. Ils se donnent alors comme défi de servir «une vraie poutine» dont le goût est le même qu’au Québec.

Des ingrédients authentiques

«Ça nous a pris une semaine de travail pour comprendre comment faire la sauce brune et le fromage en grains», explique Raffi. Après avoir eux-mêmes développé la recette, ils dégotent un manufacturier dans la banlieue d’Erevan qui accepte de fabriquer pour eux de manière exclusive du fromage en grains à partir du lait biologique de ses vaches. «Nous travaillons avec lui depuis trois ans, précise Haik. L’entreprise a grandi en même temps que nous et c’est devenu une coopérative.» Ils tiennent également à garder le secret de leur sauce brune, qu’ils concoctent eux-mêmes. Comme plusieurs restaurants arméniens, les deux partenaires ont décidé de faire venir les frites de Belgique, car les pommes de terre arméniennes, qui manquent d’amidon, ne sont pas idéales pour les faire. Mais Haïk ne désespère pas de fournir lui-même les pommes de terre à leur activité. «J’ai acheté des terres dans les montagnes où les patates poussent bien, explique-t-il. L’année prochaine je vais essayer d’en planter différentes sortes et de les tester dans la poutine.»

Se lancer en affaires en Arménie

Après une douzaine d’événements couronnés de succès et encouragés par leur entourage, les deux comparses enregistrent leur aventure comme une entreprise à part entière.

Avec leurs propres économies, ils décident d’ouvrir un premier petit comptoir-fenêtre de 10 mètres carrés sur la rue Saryan, où les gens prennent les plats à emporter ou mangent debout à l’extérieur, beau temps mauvais temps. Puis à l’aide de leurs profits et l’investissement d’un restaurateur professionnel, la poutinerie s’agrandit. Jusqu’en juillet dernier, elle se trouvait un local de 24 mètres carrés avec quelques tables pour manger sur place. Mais après un mois «particulièrement difficile», les deux associés ont décidé de changer leur modèle d’affaires. Ils ont fermé leur établissement en juillet dernier pour se consacrer à l’organisation de pop-up éphémères.

Même si leur but est de partager ce plat emblématique de la culture québécoise, ils proposent aussi des versions locales. «On a fait une poutine avec du kebab arménien, une autre au sujuk et même une version au teriyaki en l’honneur d’un de notre investisseur qui est japonais», précise Raffi. Ils ont même un menu secret qui varie avec des produits inspirés de la cuisine internationale et envisagent de proposer des queues de castor dans leur menu.

Pour Haik, qui avait déjà été entrepreneur au Canada, cela ne fait aucun doute: il est plus facile de se lancer en affaires en Arménie. «La réglementation fait en sorte que c’est plus facile de débuter avec une idée et de la mettre à exécution, précise-t-il. Le risque est aussi moins grand puisque c’est moins cher de faire faillite».

Le contexte cosmopolite et la curiosité des habitants de la capitale font en sorte qu’elle est la ville idéale pour monter un projet pilote avant de l’exporter, selon Raffi. «Avec à peine 10 000$, tu peux démarrer un projet, là où tu aurais peut-être besoin de 100 000$ au Canada», illustre-t-il.

Forts de cette expérience, les deux partenaires ne comptent pas s’arrêter là. En plus des pop-ups, ils envisagent très prochainement de proposer «des poutines déconstruites congelées», qui permettront à leurs adeptes de retrouver «le vrai goût de la poutine» en moins de vingt minutes, dans le confort de leur foyer, même à des milliers de kilomètres du Québec.

Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.