Des tôles de nickel de la Kola Mining and Metallurgical Company (Kola MMC), un département de la société Nornickel, dans la ville de Monchegorsk, en Russie. (Photo: Getty Images)
ENQUÊTE. Des entreprises au Canada ont commencé à importer du minerai de nickel de la Russie en 2021 et ont poursuivi ces achats en 2022, même après l’invasion de l’Ukraine. Ce n’est pas illégal. En revanche, ces importations d’un pays en guerre représentent un risque logistique pour des industries canadiennes qui dépendent de ce métal stratégique, affirment des spécialistes.
Le nickel est un intrant clé pour fabriquer de l’acier inoxydable, des alliages ou des piles. On peut même en retrouver dans des éoliennes. En 2020, la Russie était le troisième pays producteur de nickel après l’Indonésie et les Philippines, tandis que le Canada figurait au 6e rang, selon Ressources naturelles Canada.
Des entreprises américaines et européennes continuent aussi à importer du nickel (et d’autres ressources, comme l’aluminium) en provenance de la Russie malgré la guerre en Ukraine, révélait récemment le Globe and Mail.
Au Canada, la multinationale anglo-suisse Glencore, qui a des activités dans plusieurs provinces canadiennes, incluant le Québec, fait partie des entreprises au qui se sont approvisionnées en nickel russe en 2021 et en 2022, a appris Les Affaires.
Toutefois, à la fin du mois de mars, soit un mois après l’invasion de l’Ukraine, l’entreprise a décidé de mettre fin à ses approvisionnements en provenance de la Russie.
«Les opérations intégrées de nickel de Glencore au Canada sont alimentées partiellement par des sources de tierces parties. Le concentré de nickel en provenance de Russie constituait une partie de cette alimentation, mais tous les contrats avec les fournisseurs russes sont désormais résiliés et cette alimentation est remplacée par d’autres sources», assure dans un courriel Alexis Segal, porte-parole de l’entreprise.
Tous les contrats sont résiliés depuis une période oscillant de «4 à 8 semaines», ajoute-t-il.
Les importations ont déjà doublé en 2022
En 2021, les importations canadiennes de minerai de nickel et de leurs concentrés en provenance de la Russie se sont élevées à 17,3 millions de dollars canadiens (M$), selon Statistique Canada.
Pour les sept premiers mois de 2022 (les données le plus récentes), les achats de ce nickel russe ont totalisé 39,9M$. Uniquement pour le mois de juin, soit quatre mois après l’attaque de l’armée russe, la valeur des importations canadiennes s’est établie à 22,1M$, selon les données colligées par Les Affaires.
En 2021, les importations canadiennes de nickel en provenance de la Russie représentaient 4% des importations totales de nickel du Canada qui ont atteint 463,6M$.
Les achats de nickel en Russie sont exprimés en dollars canadiens et non pas en volume. Aussi, l’augmentation des prix du nickel en 2022 a pu faire gonfler la valeur des achats des entreprises canadiennes en Russie.
À la fin de 2021, la tonne métrique de nickel s’échangeait à 20 000$ US, selon les données de la Banque mondiale.
Or, en mars, dans les semaines suivant l’invasion de l’Ukraine, les prix ont explosé pour atteindre près de 35 000$US. Toutefois, à la fin mai, la tonne avait redescendu à quelque 25 000$US.
Cela dit, entre 2007 et 2020 (la période la plus longue qu’il est possible d’analyser dans les données de Statistique Canada), le Canada n’a pas du tout importé de minerais de nickel et leurs concentrés à partir de la Russie.
Comment expliquer l’intérêt d’entreprises au Canada pour le nickel russe à partir de 2021, puis en 2022? Il est impossible de répondre à cette question, car plusieurs sociétés importent ce métal stratégique.
Deux facteurs pourraient toutefois peser dans la balance, surtout en 2022.
Tout d’abord, mentionnons la dévaluation du rouble vis-à-vis le dollar américain dans la foulée de l’imposition de sanctions économiques contre Moscou (jusqu’à 60%), rendant le nickel russe meilleur marché. Cela dit, à la fin avril, la devise de la Russie avait repris le terrain perdu.
L’autre facteur pourrait être le fait que la Russie compte pour 17% de la production mondiale de nickel de classe 1, qui est utilisé dans les batteries de voitures électriques, selon BloombergNEF. La Chine en abrite 20% (1er rang), tandis que le Canada compte pour 12% de cette capacité dans le monde (4e rang).
Un employé travaille dans un atelier d’électrolyse du nickel de la Kola Mining and Metallurgical Company (Kola MMC), filiale de Nornickel Metals and Mining Company, dans la ville de Monchegorsk, en Russie. (Photo: Getty Images)
Deux risques logistiques majeurs
À l’heure actuelle, importer du nickel russe au Canada ne contrevient pas aux sanctions économiques qu’Ottawa a imposées à Moscou après l’attaque de l’Ukraine en février, selon Affaires mondiales Canada.
Ces importations ne sont donc pas illégales, nous a expliqué un porte-parole.
En fait, les sanctions canadiennes ne visent que les exportations de nickel du Canada vers la Russie, car cet intrant peut servir à fabriquer des armes (en vertu de l’annexe 7 du Règlement sur les mesures économiques spéciales visant la Russie).
Plus précisément, il s’agit de catalyseurs supportés qui ont comme substance active le nickel ou un composé de nickel.
Selon deux spécialistes interviewés par Les Affaires, les entreprises canadiennes qui utilisent du nickel dans leur procédé de production font face à deux risques logistiques majeurs, alors que la guerre du président russe Vladimir Poutine s’accentue en Ukraine.
D’une part, le Canada et ses alliés occidentaux pourraient décider d’interdire les importations de nickel russe. D’autre part, la Russie pourrait suspendre ses exportations de nickel au Canada, et ce afin de le garder pour ses propres besoins ou pour le vendre à des pays comme la Chine.
Dans les deux cas, les chaînes d’approvisionnement en nickel au Québec et ailleurs au pays seraient perturbées, affirment Leandro C. Coelho, spécialiste en logistique et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en logistique intégrée à l’Université Laval, et Thierry Warin, spécialiste en commerce international à HEC Montréal et fellow au CIRANO.
«Oui, il y a un risque logistique pour nos entreprises, d’autant plus que la Russie est le troisième pays producteur de nickel au monde», insiste Leandro C. Coelho.
Certes, advenant une rupture à court terme des approvisionnements russes, des entreprises au Québec, par exemple, devraient se trouver rapidement d’autres sources de nickel dans le monde.
Et elles en trouveraient à terme, fait remarquer Thierry Warin, notamment en Australie, cinquième pays producteur juste devant le Canada. «C’est un pays du Commonwealth avec lequel nous avons une proximité culturelle», dit-il, en expliquant qu’une proximité culturelle peut faciliter les échanges économiques.
Cela dit, même si d’autres sources de nickel existent, trouver un plan B rapidement ne serait ne serait pas idéal, surtout dans un contexte où les chaînes d’approvisionnement mondiales sont déjà perturbées, fait remarquer Véronique Proulx, PDG de Manufacturiers et exportateurs du Québec.
«Importer du minerai de nickel de la Russie demeure quand même un risque, c’est très clair au niveau logistique », insiste-t-elle.
La longue chaîne d’approvisionnement du nickel
Même si le minerai nickel importé de la Russie en 2021 et 2022 a été déchargé dans un port québécois (comme le confirment les données de Statistique Canada), il a par la suite été acheminé en Ontario pour y être traité, explique une source gouvernementale bien au fait de l’industrie qui requiert l’anonymat parce qu’elle n’est pas autorisée à parler aux médias.
Et la raison en est fort simple: le Québec n’abrite pas de raffinerie de nickel.
Une fois en Ontario, le minerai de nickel est transformé en nickel mat. Le raffineur l’expédie ensuite en Norvège ou à Terre-Neuve-et-Labrador, cette fois pour en faire du nickel métal — pour revenir plus tard au Québec.
C’est donc ce type de nickel qui est utilisé dans des usines québécoises pour fabriquer de l’acier inoxydable ou des alliages, par exemple, affirme la source gouvernementale.
Selon Véronique Proulx, la plupart des entreprises manufacturières du Québec consommatrices de nickel méconnaissent le fonctionnement de sa chaîne logistique et de ses sources d’approvisionnement mondiales.
Elle y voit d’ailleurs un problème de transparence de la part des fournisseurs de nickel. «Si les entreprises manufacturières avaient cette information, elles pourraient connaître leurs risques logistiques», dit-elle, en faisant allusion aux nouvelles importations de nickel russe au Canada depuis 2021.
Geneviève Dufour, spécialiste en droit international à l’Université de Sherbrooke, abonde dans le même sens: il y a un manque de transparence au Canada en ce qui a trait à l’origine et à la traçabilité des produits et des ressources que nous importons.
«Normalement, on devrait savoir qui a fabriqué tel produit», dit-elle, en donnant l’exemple d’une future loi qui entrera en vigueur en Allemagne le 1er janvier 2023.
Cette législation forcera les entreprises du pays (nationales et étrangères) à s’assurer qu’il n’y a pas de violation des droits de la personne dans leur chaîne d’approvisionnement, mais aussi dans celle de leurs fournisseurs à l’étranger.
Certes, ce n’est pas le même défi avec le nickel importé de la Russie, car il s’agit avant tout dans ce cas d’un risque logistique.
Cela dit, par souci de transparence, les entreprises consommatrices de nickel au Canada seraient en droit de savoir que leurs intrants proviennent d’un pays en guerre, estime Geneviève Dufour.