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3iQ, le géant canadien de l’investissement en crypto

François Remy|Publié le 21 juin 2021

3iQ, le géant canadien de l’investissement en crypto

Fred Pye, PDG de 3iQ. (Photo: courtoisie)

LES CLÉS DE LA CRYPTO est une rubrique qui décode patiemment l’univers de la cryptomonnaie et ses secousses boursières, industrielles et médiatiques. François Remy se donne pour mission d’identifier les entrepreneurs prometteurs, de décoder les progrès techniques et d’anticiper les impacts industriel et sociétal de cette monnaie numérique.


(Illustration: Camille Charbonneau)

Premier à offrir avec son Bitcoin Fund (TSX: QBTC) une exposition boursière réglementée à la reine des cryptomonnaies, 3iQ constitue aussi le plus grand gestionnaire de fonds d’investissement en actifs numériques du Canada avec 3 milliards de dollars canadiens d’actifs sous gestion. Une référence mondiale dont le parcours a été tout sauf simple.

Discuter du bitcoin avec Fred Pye contraste fortement avec les propos des gens de la finance classique. Ce sexagénaire rieur ne vous assomme pas tout de suite avec l’épouvantail de l’extrême volatilité des cryptos. Vétéran des marchés boursiers, il a digéré depuis longtemps le cocktail de l’instabilité et de la spéculation découlant des classes d’actifs traditionnels. Voilà peut-être l’un de ses secrets pour mener sereinement la barque de 3iQ, le plus grand gestionnaire de fonds d’investissement en actifs numériques du pays.

Une référence pour la communauté née autour du bitcoin, un pionnier montrant le chemin aux acteurs historiques du monde bancaire et des acteurs de marchés. Depuis la création de ses fonds en crypto, la croissance compte trois chiffres en glissement annuel. Ce qui ne veut pas dire que de sévères corrections n’ont jamais rythmé l’évolution.

Plus récemment, pour poursuivre la démocratisation de l’investissement crypto, 3iQ a lancé sur la place torontoise deux fonds négociés en bourse (FNB), l’un adossé au BTC (TSX: BTCQ), l’autre à l’Ethereum (ETH), la deuxième cryptomonnaie au monde en termes de capitalisation de marché (TSX: ETHQ).

Et l’entreprise exporte son savoir-faire. «Nous menons une introduction sur le Nasdaq de Dubaï. Puis nous visons l’Europe avec le Nasdaq de Stockholm en Suède. Et nous rêvons bien sûr des États-Unis pour plus tard», nous confie Fred Pye.

 

L’innovation ne date pas d’hier

Le président exécutif et PDG de 3iQ n’est pas né de la dernière pluie. Frederick T. Pye a obtenu ses lettres de noblesse dans les années 1980 en jouant un rôle clé pour l’introduction en Bourse de Montréal de certificats sur les métaux précieux. De faciliter la négociation de l’or à faire entrer dans les comptes de courtage «l’or numérique» comme certains surnomment le bitcoin, il n’y a pourtant pas eu qu’un pas à franchir.

3iQ est d’abord venu avec l’idée, à l’automne 2015, de fonds fermés cotés en bourse, pour permettre aux gestionnaires de fonds et aux investisseurs institutionnels d’accéder à la cryptomonnaie originelle via un produit négocié sur un marché réglementé.

«Le closed-end fund, c’est une valeur, donc on peut le lister en Bourse comme une action. Oui, ça détient du bitcoin, mais c’est un produit pas mal différent. La plus grande différence, mettons, on a 100 millions là-dedans, les gens négocient les parts, mais on ne touche pas au bitcoin. Contrairement aux FNB, qui sont des fonds ouverts où il y a de l’argent qui rentre chaque jour. Ou qui sort tous les jours. C’est ça le problème. Tous les jours, les négociateurs du fonds sont en train d’acheter ou de vendre du bitcoin. Si le marché se plante, ils vendent. Donc cette dynamique leur fait perdre en performance sur le bitcoin», expose Fred Pye.

Autrement dit, la stratégie consiste à maintenir des phases de «hodl» comme on dit en crypto, de conservation. Le fonds fermé est fait pour ça, sa structure permet de conserver le bitcoin afin de gérer et limiter les pertes. Mais 3iQ créera à terme les deux produits.

«Les deux produits sont pertinents tous deux, mais visent deux objectifs distincts. Si tu veux négocier plus de bitcoins à travers ton compte enregistré, le FNB est un excellent produit pour ça. Inversement, si tu veux te protéger de l’inflation et garder du bitcoin plus longtemps, le fonds à capital fermé est plus intéressant. Ce fond-là, on peut le porter dans d’autres pays, d’autres juridictions», souligne le PDG de 3iQ.

 

Parcours d’obstacles

La première rencontre avec le responsable de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO) remonte à novembre 2016. L’ambition d’alors: faire du Canada le chef de file des placements en actifs numériques. 3iQ reçoit les termes et conditions pour devenir le premier gestionnaire d’actifs numériques réglementé par la CVMO. Le temps de la bureaucratie débouchera sur un prospectus préliminaire en mai 2017. Mais une succession d’aléas de la vie malencontreux se ponctuera par un rejet formel des autorités financières en mars… 2019.

«Ce n’est pas le Canada, c’est 3iQ qui a travaillé fort», sourit Fred Pye. «Ça a pris 5 ans et 5 millions de dollars pour établir ce produit-là. J’ai déposé la première soumission fin 2016, ça a été rejeté une première fois, sous prétexte que nous n’avions pas le droit de gérer des cryptoactifs. Les régulateurs ne savaient pas trancher: est-ce que bitcoin est une devise, une matière première, une action. Ce n’est pas important, leur ai-je dit, puisque 3iQ est justement enregistré pour traiter les devises, les matières premières et les actions.»

La CVMO ne souhaite visiblement pas faire du Canada un laboratoire d’innovation avec les cryptomonnaies et laisse comprendre à 3iQ qu’il serait préférable d’attendre la position des États-Unis en la matière.

«Mais la procédure veut qu’un refus soit motivé clairement. Un avis qu’on peut challenger et amener en auditions publiques. Et c’est ça qu’on a fait. Ça a pris 3 jours en cour, il y avait dix mille pages de témoignages. Des auditions avec du beau monde en plus: Cathy Wood, la fondatrice et PDG d’Ark Invest, une société de gestion d’investissements; les frères Winklevoss, de Gemini», relate Fred Pye. «Le juge a estimé que 3iQ bousculait vraiment les fondations de la législation sur les titres financiers au Canada. Cependant, il a rappelé que ce n’était pas l’affaire du régulateur de dire si le bitcoin va planter, si c’est trop risqué ou autre».

 

Grandes difficultés pour grand succès

Mais après avoir reçu le feu vert, 3iQ devra encore «travailler fort» plusieurs mois avant que le Bitcoin Fund soit lancé sur le TSX. Non sans heurt.

«Nous avons tout structuré. On a lancé fin 2019. On était tout excité, mais aucune banque au pays ne voulait soutenir le produit. On s’est dit qu’on allait le lancer de toute manière. Puis la COVID-19 a surgi. On a listé au mois d’avril 2020 avec 15 millions de dollars seulement. Ce qui a été multiplié par 100 depuis», détaille le président exécutif de 3iQ.

Le Bitcoin Fund atteindra le seuil symbolique du milliard de dollars canadiens d’actifs sous gestion en janvier 2021. Cap qui sera rapidement doublé, avec 2 milliards, dès le mois de février. Un grand succès, loin d’être acquis.

«On a travaillé fort ensemble pour offrir la meilleure manière de gérer tout ça, pour démontrer qu’il n’y avait pas de manipulation de marché, que ça rencontrait un intérêt public, avec des normes de qualité très élevées. Gemini est notre dépositaire, et RCGT a vérifié nos états financiers», insiste Fred Pye.

Pour le pionnier canadien, connecter les cryptomonnaies aux marchés financiers constitue la suite logique des événements, du mouvement de la fintech rencontrant les technologies blockchain.

 

Numérisation implacable

«La monnaie devient numérique, c’est inévitable. Qu’elle soit contrôlée ou non par un gouvernement. Je me souviens d’une virée ‘backpacking’ en Europe dans les années «80. Comment on payait? Avec des chèques de voyage American Express. Et bien maintenant, c’est le même principe, mais en numérique. Les dépôts bancaires sont transférés dans le téléphone plutôt que dans un carnet en papier. Pas de raison d’avoir peur de ça», ironise le cofondateur de 3iQ, lui qui fait le tour du Canada depuis cinq ans pour sensibiliser des milliers de personnes et conseiller des entreprises minières, des gouvernements et des fonds de pension.

La réticence face à un progrès technologique des banques, centrales ou commerciales, il la relativise d’ailleurs assez facilement.

«La technologie prend du temps pour être adoptée. Internet a commencé avec le protocole TCP-IP, puis il y a eu le HTML, HTTPS, le VoIP… Normalement, ça prend 15 ans à s’adopter. Regardez les courriels, ils ont été créés en 1982, mais le grand public a commencé à s’envoyer des courriels qu’au milieu des années 90. Alors pour adopter le Secured Value Transfer Protocol, le protocole qui vous permet de transférer la propriété et la valeur d’un actif sur Internet, aka Bitcoin Protocol, ça prend aussi du temps. Mais en dix ans, le bitcoin a atteint les 1 000 milliards $US plus vite que n’importe quel actif dans l’histoire», développe Fred Pye, qui reste convaincu qu’un outil qui permet d’envoyer 2 millions de dollars à un client en Europe en 3 secondes pour un coût de 20 cents ne laissera pas le monde insensible.

Quant à l’entrée du bitcoin dans la trésorerie des entreprises, le gestionnaire d’actifs numériques canadien ne le souhaite pas forcément.

«Dans l’industrie crypto, on dit que ce n’est pas Elon Musk qui te permet d’acheter une Tesla avec des bitcoins, mais qu’Elon Musk achète du bitcoin grâce à ta Tesla», ponctue malicieux le PDG de 3iQ.