(Photo: 123RF)
BLOGUE INVITÉ. Nous voici dans un monde où un fil de nouvelles peut façonner des croyances, au point de créer une distorsion de la réalité. Un monde imprégné de méfiance et de colère, où les théories prolifèrent à vue d’œil et embrouillent la mince ligne séparant vérité et vraisemblance. Comment pouvons-nous rebâtir le capital social nécessaire pour redémarrer du bon pied?
À l’origine : la peur
Dans la Grèce antique, un «sage» était quelqu’un de reconnu pour ses connaissances et son dévouement. Sage était la personne qui, sans peur ni angoisse, passait à l’action, en toutes circonstances, suivant ses principes.
Qu’est-il advenu du terme «sage»? L’une de ces phrases résonne-t-elle pour vous? «Il serait plus sage de trouver un compromis»; «Il serait plus sage, et dans l’intérêt de tous, que l’on ne dérange pas trop cette année»; «Après analyse, nous avons décidé de faire profil bas. Ce serait plus sage.»
Aurions-nous travesti la définition du terme au point de passer de «sans peur et dans l’action» à «immobilisé par la peur»? D’ailleurs, ne dit-on pas que les risques doivent être calculés? Pourtant, un risque calculé n’est pas réellement un risque. C’est un oxymore!
Bien sûr, l’évolution biologique est remarquable. À l’origine, elle nous a fait connaître la peur qui, heureusement, nous a permis d’évoluer dans la savane primitive. Nous pouvions lire la peur sur le visage d’un semblable, sans même échanger un seul mot. Une forte poussée d’adrénaline nous aidait alors à fuir le danger potentiel.
Si cet héritage biologique nous sert encore, en entreprise comme dans la vie, le danger survient lorsque ce réflexe primitif devient idéologie. Dès lors, le virus de la peur se loge sournoisement dans notre inconscient, puis cherche à se reproduire.
Question de confiance
Cette peur nous métamorphose. Méfiants, sceptiques, nous nous livrons à des analyses interminables, lesquelles, au bout de la ligne, arrivent invariablement au plus petit commun dénominateur, souvent dénué de risques, de sens, de créativité, et donc d’innovation.
Ces derniers mois nous ont montré à quel point cette émotion primitive peut être manipulée et exprimer ce qu’il y a de moins gracieux en nous. Ne laissez donc pas cette émotion gangrener votre culture d’entreprise. La confiance est une condition sine qua non à l’innovation. Si vous souhaitez développer un climat propice à un climat de confiance, il n’y a rien de plus toxique que la peur comme conseillère.
Identifiez cette émotion dès que vous la ressentez, puis confrontez-la à petites doses, jusqu’à la maîtriser. Rusée, elle ne disparaîtra pas tout à fait, mais vous pourrez apprendre à mieux la lire, pour mieux la gérer. C’est la seule manière de vous extraire de ce paradigme malsain et handicapant.
Mécaniser, au détriment du sens
Gillian Lynne est l’une de ces personnes que peu de monde connaît, mais dont l’œuvre a impacté des millions. À la petite école, dans les années 1930, elle déran-geait et remettait ses devoirs en retard. Sans grande surprise, l’école fait alors savoir à ses parents que la jeune fille a probablement un trouble d’apprentissage.
Sa mère consulte un spécialiste. Il laisse la jeune fille seule dans son cabinet, allume la radio, laisse la musique jouer en sourdine. À sa grande surprise, Gillian se lève aussitôt de sa chaise puis se met à danser! Son corps s’exprime librement, sans crainte de réprimandes ou de jugement.
Le médecin observe cette scène sublime. Il se tourne vers la mère et lui dit: «Voyez-vous madame, votre fille n’est pas malade. Elle doit bouger pour penser. C’est une danseuse, tout simplement. Inscrivez-la dans une école de danse.»
Devenue membre du Royal Ballet (Londres), Gillian Lynne a formé des milliers de danseuses dans l’école qu’elle a fondée. Durant sa brillante carrière internationale, elle a chorégraphié de grandes comédies musicales, comme Cats et Le Fantôme de l’Opéra.
Ken Robinson, sommité mondiale en éducation, disparu en 2020, raconte cette histoire en soulignant que si Gillian Lynne était née quelques décennies plus tard, on l’aurait probablement diagnostiquée avec un TDAH. De manière mécanique, on lui aurait prescrit des médicaments, puis on lui aurait demandé de rester sagement assise. Cette normalisation aurait probablement ruiné l’épanouissement d’une jeune virtuose.
L’intelligence, comme la beauté, s’exprime de plusieurs de manières. Isolée, l’intelligence purement intellectuelle équivaudrait à bâtir des villes avec un seul modèle de maisons. Elle nous priverait alors de parcs, de théâtres, de bibliothèques et surtout, des ponts nous faisant découvrir la richesse d’autres cultures.
Vos employés sont tous uniques. Même si l’uniformisation pourrait vous simplifier la vie à court terme, valoriser leurs forces singulières reste votre meilleur investissement à moyen terme.
Il y a un processus pour ça !
S’il est vrai que l’école aplanit la créativité de la jeunesse, les procédures suppriment souvent la capacité de réfléchir en entreprise.
En 2021, quelle est la pire chose que vous pouvez faire, à l’école et en entreprise ? Une erreur. Vous pouvez réussir dix devoirs ou livrables, mais si vous avez le malheur d’échouer au onzième, en ayant pris un risque, vous en entendrez longtemps parler.
Dans l’un de ses TED Talks, Yves Morieux, associé principal chez BCG, se demande si certains processus ne seraient pas conçus pour savoir qui blâmer en cas d’échec plutôt que de favoriser les conditions nécessaires au succès.
Ainsi, afin de réduire le nombre d’erreurs, nous avons inventé des processus et leurs corollaires : politiques internes, procédures, cadres directifs, protocoles, directives et bien d’autres.
Résultat? La plupart des employés peinent à comprendre la raison et le sens du processus. D’ailleurs, en leur posant la question, plusieurs répondent qu’ils agissent ainsi, tout simplement «parce qu’on leur a demandé». On en vient à se demander : que devrions-nous craindre le plus, que l’intelligence artificielle s’humanise davantage ou que l’intelligence humaine se robotise?
Hélas, ces processus nous dispensent de réfléchir en faisant du moyen une fin en soi. Leurs approches algorithmiques ciblent le conformisme comme destination, transformant notre discernement en rouage mécanique.
Or, par nature, l’innovation est désordonnée, expérimentale, voire chaotique à l’occasion. Elle implique de nager dans les eaux de l’ambiguïté, avec parfois son intuition comme seul repère.
Est-ce que cela veut dire qu’il ne faudrait pas baliser la démarche? Bien sûr qu’il le faut. Mais nous devrions nous assurer que la démarche puisse s’épanouir à l’extérieur du cadre, sans crainte de réprimandes ou d’échec. Soyons clairs, le but en soi n’est pas d’échouer, mais si nous ne sommes pas prêts à adopter la posture nécessaire à l’échec, prière de ne pas envisager l’innovation.
Convertir le flou en avantage stratégique
Paris, Stade de France, 2003. Les finalistes du relais 4×100 mètres des Championnats du monde d’athlétisme s’avancent sur les blocs de départ. Favorites, les Américaines sont les plus rapides au monde.
Le pistolet de départ retentit, la course s’amorce, puis, contre toute attente, les Françaises gagnent, établissant un nouveau record français au passage.
La raison de ce scénario hollywoodien? Simple. Les Françaises ont mieux coopéré. Elles ont mieux passé le témoin. Elles ont couru une certaine distance côte à côte, crié à plein poumon et transféré leur énergie en motivation pour la coureuse suivante. Ainsi, l’ensemble a dépassé la somme de chacune de ses parties.
Imaginez maintenant un scénario où chaque coureuse questionnerait son entraîneur: «Où s’arrête mon rôle, coach? À 97, à 98 ou à 99 mètres? Car je compte passer le témoin à cette distance, pas un mètre plus loin!». Difficile à imaginer, n’est-ce pas? Pourtant, selon Yves Morieux, ce type de rapports est fréquent au travail.
La coopération décloisonne les «carrés de sable». Elle sert de levier pour développer des filets de sécurité, en nourrissant la confiance entre coéquipiers.
Des zones floues apparaissent? Elles sont acceptables et même souhaitables. Elles offrent la latitude nécessaire pour ajuster le tir en cours de route. Jumelées à la coopération, ces zones nous permettent de mieux composer avec les contingences et les imprévus, sans pour autant nous déresponsabiliser en pointant le carré de sable voisin.
Encouragez la création de ces zones floues dans votre organisation. Évitez de tourner en obsessions les processus, les rôles et les définitions des tâches.
La pensée intégrative : le couteau suisse des équipes innovantes
L’Ontarien Robert Young est cofondateur de Red Hat, leader mondial en distribution du logiciel à code ouvert Linux.
Au début de son aventure entrepreneuriale, il s’est retrouvé confronté à un dilemme : il appréciait l’esprit communautaire de Linux, mais encaissait mal la difficulté de monnayer ce modèle.
À l’opposé, l’approche propriétaire, comme celle de Microsoft, encourageait les profits, sans toutefois partager ses codes sources. Modèle gratuit ou propriétaire? Pour Robert Young, ce choix était déchirant.
L’entrepreneur a alors fait preuve de pensée intégrative. Au lieu de choisir entre «l’un ou l’autre», il s’est demandé: «qu’est-ce que j’aime le plus dans chaque modèle? Comment les réconcilier?»
Il a donc offert le téléchargement gratuit, tout en signant des contrats de service à valeur ajoutée auprès de grandes corporations (personnalisations, mises à jour, etc.). Red Hat est ainsi devenue l’entreprise Linux de choix pour les grandes sociétés. En 2019, l’entreprise de 13 000 employés a généré des revenus dépassant les 4 milliards de dollars.
Les grands leaders et innovateurs excellent dans ce type de résolution de problème. Ils ne se sentent jamais piégés par ce paradigme fallacieux du «ceci ou cela?». Ils sont capables de trouver une solution intégrative qui sera meilleure que chaque solution individuelle, sans pour autant accepter les compromis décevants à mi-chemin.
Encouragez des buts multiples et contradictoires a priori dans vos objectifs annuels. Faites confiance à vos équipes et laissez cette tension créative les pousser à trouver des solutions élégantes et innovantes.
Vers des écosystèmes symbiotiques
On retrouve en Californie la vallée la plus chaude et la plus sèche d’Amérique du Nord. Sa température a déjà atteint les 57 degrés Celsius. Dans la Vallée de la mort, presque aucune forme de vie n’est envisageable.
Or, à l’hiver 2005, un phénomène exceptionnel s’est manifesté. Des pluies diluviennes sont tombées, sur une courte période. Au printemps suivant, le sol de la vallée s’est recouvert d’un magnifique tapis de fleurs.
Comme la vie dans cette vallée, la confiance sommeille en nous. Il s’agit de créer les conditions nécessaires à sa floraison. À ce chapitre, les leaders ont un rôle crucial à jouer : instaurer des environnements fertiles.
Dans ces écosystèmes, professionnels et organiques, nous demeurons assujettis à des compétitions parfois barbares, là où rôdent encore quelques vautours. Mais un écosystème repose aussi sur un principe de symbiose. Il compte sur la coopération pour survivre, sur la confiance pour collaborer et il privilégie le sens derrière chaque action, résultant ainsi en une certaine communion.
En ce début d’année, je nous souhaite de faire confiance et de communier davantage. C’est le temps de rebâtir notre capital social.