L’IA peut être employée pour renforcer les capacités de l’artiste, mais pas pour le remplacer. (Photo: 123RF)
EXPERT INVITÉ. Dans un monde où la vitesse est effrénée, la facilité ainsi que l’instantanéité sont devenues la norme. Même les arts, un plaisir qui auparavant nécessitait qu’on s’y attarde, sont produits en série et diffusés en bloc sur des plateformes d’abonnement. Effectivement, moyennant quelques dollars par mois, nous avons accès à une galaxie presque infinie de films, de musique, de podcasts, de livres audio, etc.
Dans ce contexte, il est primordial de s’interroger sur la dévalorisation du travail des artistes qui se trouvent derrière ces œuvres regroupées en lot, consommées et presque aussitôt oubliées.
Si la numérisation avait déjà énormément chamboulé l’univers des créatifs, soulevant une foule de questionnements par rapport au piratage et à la distribution des œuvres, l’intelligence artificielle se présente, elle, comme une deuxième grande révolution. Cette fois-ci, l’enjeu est la création elle-même, ainsi que les droits d’auteurs qui y sont associés.
Avez-vous regardé l’épisode de Black Mirror avec l’actrice Salma Hayek ? Dans cette émission, une populaire plateforme d’abonnement de séries télé se met à diffuser du contenu où les images et l’histoire sont entièrement construites par intelligence artificielle. L’horreur réside en deux choses. Premièrement, l’algorithme qui structurait la narration copiait l’existence d’une personne bien réelle, qui elle, au mieux de sa connaissance, n’avait pas donné son consentement pour que ses informations soient utilisées de cette façon. Évidemment, elle n’est pas rémunérée. Deuxièmement, une actrice avait cédé les droits de son image et de sa voix au studio afin qu’ils puissent générer le visuel de cette série. Au fil des épisodes produits, son image personnelle est dégradée et humiliée à l’écran, jusqu’à ce que l’interprète comprenne qu’elle n’a plus aucun contrôle sur son avatar.
Science-fiction, vous dites-vous ? Malheureusement non, l’IA est effectivement rendue là. Avez-vous vu passer la publicité de Virgin Voyages avec Jennifer Lopez, ou plutôt sa représentation par IA ? Elle propose à n’importe qui de pouvoir générer un message personnalisé où l’actrice les invite à réserver un séjour sur une croisière. Bien sûr, dans ce cas-ci, JLO a consenti à ce que son image soit utilisée dans un cadre très précis. On ne peut pas faire dire n’importe quoi à son avatar, car le scénario est assez limité, et celui ou celle qui visionne le vidéo est au courant qu’il est créé avec l’intelligence artificielle. Tout de même, le résultat est plus que convaincant et démontre que la table est mise pour plus de projets de la sorte.
La marque Coca-cola a récemment conçu une publicité, un savant mélange de prises de vue réelles, d’effets numériques et d’IA, qui nous fait entrer au sein des peintures les plus célèbres du monde. Si cette production est saisissante et que le concept est absolument réussi, on est à même de se demander : et les droits d’auteurs de ces œuvres-là ? Et mentionnons cette histoire de la chanson fabriquée à partir des voix de Drake et de The Weeknd, à leur insu. Est-ce que c’est même légal ?
Ce ne sont pas seulement les artistes qui se retrouvent pris dans cet engrenage; la vaste majorité des métiers seront touchés par l’IA générative. Le monde est en train d’expérimenter une véritable révolution, pareille à celle vécue lorsque l’internet est apparu au détour des années 2000.
Les possibilités de l’IA sont merveilleuses pour certains, terrifiantes pour d’autres. Mais la question persiste : à qui appartiennent ces œuvres ? Le sujet est très complexe, car même si elles ont été commandées par un être humain, elles ont aussi été générées par une machine. Et dans un contexte où l’art est souvent servi en lot sur des plateformes, et l’étape de sa création dévalorisée, le respect de l’artiste et de ses droits semble compromis.
Peut-être avez-vous entendu parler de la grève des scénaristes à Hollywood, qui s’est terminée fin septembre dernier. Une des clauses les plus surveillées concernait justement l’utilisation de l’IA générative pour l’écriture des scénarios. Au terme de cinq mois de négociations serrées, les auteurs ont obtenu gain de cause : non seulement les studios ne seront pas autorisés à produire des scénarios grâce à l’IA, mais les scénaristes, eux, pourront l’utiliser pour créer tout en restant les uniques propriétaires de leur travail. En gros, l’entente stipule que l’IA peut être employée pour renforcer les capacités de l’artiste, mais pas pour le remplacer.
Cette décision, première de son genre, pourrait devenir un modèle pour le reste de l’industrie. Comme quoi l’IA n’est ni bonne ni mauvaise, ça dépend juste de ce qu’on en fait. Jamais l’évolution technologique n’a été freinée, il faut seulement trouver le moyen de l’encadrer et d’en tirer profit.
Les scénaristes d’Hollywood ne sont pas les premiers à dénoncer les dangers de l’IA et ils ne seront assurément pas les derniers. Il ne s’agit que du début d’un long processus de négociations, de lois et d’encadrements sur ce que l’IA générative signifie pour les créatifs — sans parler de plusieurs autres industries.
Au fond, ce que j’essaie de dire, c’est qu’il faut dès maintenant commencer la réflexion sur la manière dont nous implémenterons l’IA dans l’industrie créative et où nous tracerons la limite, parce que si nous ne le faisons pas tout de suite, elle ne tardera pas à nous submerger et à engendrer des dommages irréversibles.