(Illustration: Camille Charbonneau)
LES CLÉS DE LA CRYPTO. Mené opportunément dans l’arène judiciaire, le combat opposant la SEC à la première plateforme crypto mondiale porte une lourde charge symbolique. Le gendarme a décidé de frapper fort, là où ça fait le plus mal. L’attaque sape la réputation du géant, mais aussi la tenue du marché du bitcoin.
«La crédibilité est l’actif le plus important pour toute plateforme d’échange! Si une Bourse falsifie ses volumes, lui feriez-vous confiance en lui confiant vos fonds?», s’interrogeait rhétoriquement Changpeng Zhao, le populaire «CZ», fondateur et grand patron de Binance. Cette citation, la Securities and Exchange Commission (SEC) l’a reprise dans l’argumentation des poursuites qu’elle a engagées contre le géant crypto lundi passé.
Le gendarme boursier américain sait que les investisseurs accordent une attention toute particulière aux systèmes de contrôle des transactions. Systèmes dont les opérateurs de Binance US avaient justement vanté les mérites pour empêcher les manipulations sur la plateforme. Le gendarme a dès lors appuyé sur ce point sensible, accusant Binance de ne pas avoir satisfait aux exigences de base pour les Bourses, à savoir un cadre et des mesures conçus pour prévenir les acteurs frauduleux.
Déplorant des contrôles «pratiquement inexistants», la SEC a insisté sur le fait que les rares mécanismes de monitoring en place ne permettaient ni de détecter ni de contrôler le wash trading, cette tactique trompeuse par laquelle un participant du marché gonfle artificiellement l’importance d’un actif. Pire, les enquêtes initiées depuis plus d’un an par l’autorité boursière indiqueraient que CZ orchestrait cette manipulation du marché.
Fonds, clients et invests manipulés?
Pendant au moins trois années, jusqu’en juin 2022, la société de trading Sigma Chain, détenue par Changpeng Zhao, aurait grossi les volumes de transactions sur la plateforme Binance.US par des échanges fictifs, insiste la SEC dans son document judiciaire.
«Ce wash trading donne l’apparence, entre autres, d’une augmentation du volume, de la liquidité et de l’intérêt pour la négociation de l’actif en question. Il peut également gonfler artificiellement le volume global de transactions de la plateforme sur laquelle l’actif est négocié», expose la plainte.
Circonstances aggravantes, le gendarme américain accuse Binance d’avoir dupé des investisseurs institutionnels lors d’une phase de financement de 200 millions de dollars. Lors de leur présentation, les représentants de Binance auraient vanté «une surveillance transactionnelle prétendument robuste», énumérant des «soi-disant fournisseurs de solutions d’intelligence humaine et artificielle pour assurer les niveaux les plus élevés de conformité», note la SEC.
Une autre société, Merit Peak, constituée dans les îles Vierges britanniques et appartenant aussi à Changpeng Zhao, se retrouve aussi incriminée: le régulateur épingle Merit Peak pour une utilisation abusive présumée de l’argent des clients de Binance.
«Le compte bancaire américain de Merit Peak a reçu, en tant que compte de passage, plus de 20 milliards de dollars comprenant des fonds de clients provenant de Binance», décrit le gendarme US.
La fin de la crypto…
Dans le collimateur des autorités tout autour du monde depuis des années, Changpeng Zhao avait décidé de faire de la défense la meilleure des attaques de Binance pour continuer son expansion. Dans ses efforts de réhabilitation, CZ avait embauché d’anciens régulateurs, des agents du fisc américain et même des enquêteurs d’Europol. Lors d’une énième offensive réputationnelle, le géant crypto avait même plaidé en faveur d’une réglementation, mais intelligente: «à l’instar de la ceinture de sécurité dans une voiture, un marché crypto plus réglementé offre de meilleures protections aux utilisateurs», épinglait à l’époque Binance en préambule sa Déclaration des libertés fondamentales.
Avec le recul, cette opération de soft power d’entreprise n’a vraisemblablement pas convaincu la SEC. L’affaire judiciaire marque l’attaque la plus agressive en date de la part du gendarme boursier américain, sous la houlette de Gary Gensler.
Si l’autorité s’est également lancée à l’encontre de la plateforme Coinbase, géant américain des actifs numériques, elle ne s’en tient pas dans le cas de Binance à de «simples» allégations d’activité non réglementée: la SEC vise à obtenir une ordonnance restrictive temporaire et un gel des actifs. Ce qui laisse croire que le combat juridique va évoluer à un rythme fulgurant. Une audience devant la Cour fédérale du district de Columbia est déjà prévue ce mardi pour déterminer, entre autres, si des milliards de dollars liés à Binance doivent être rapatriés.
Bref, toute cette histoire pourrait avoir un impact critique sur l’écosystème. Certains observateurs, partisans comme détracteurs, craignent qu’elle sonne le glas de la crypto… aux États-Unis. Cela crée des turbulences sur le marché du bitcoin, avec un effondrement des altcoins au cœur des aspects techniques (la fameuse qualification du titre financier), et crée de la confusion auprès du grand public. Mais cela pourrait donner lieu à un exode vers d’autres latitudes plus clémentes. À l’instar de Dubaï, de Singapour, ou encore de la France, l’Europe développant de manière proactive des garde-fous réglementaires pour le marché des crypto-actifs.