Nous voilà entrés dans l'ère du Centaure, où les inventeurs sont mi-être humain, mi-intelligence artificielle. (Photo: Cash Macanaya pour Unsplash)
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Q. — «Je suis entrepreneur. Je travaille en ce moment sur une innovation dans le domaine du packaging, en me faisant aider par une intelligence artificielle (IA). Quand j’en ai parlé à un ami avocat, il m’a dit qu’il ne connaissait pas bien le sujet, mais qu’il fallait que je me renseigne concernant le brevet que je compte bientôt déposer: le fait d’être aidé par une IA pourrait m’empêcher d’être considéré comme le véritable inventeur! Est-ce vrai, cette histoire?» — Samuel
R. — Cher Samuel, vous venez de mettre le doigt sur un sujet épineux, pour ne pas dire brûlant. Car il est vrai que les inventions concoctées aujourd’hui avec l’aide d’une intelligence artificielle (IA) posent de gros problèmes sur le plan juridique. Explication.
Nous sommes entrés depuis peu dans une nouvelle ère, celle que certains appellent l’ère du Centaure, où un nombre grandissant d’inventeurs ne sont plus des êtres humains, mais des créatures hybrides, mi-humain, mi-IA. Dans ce nouveau paradigme, les chercheurs humains et les algorithmes collaborent, chacun utilisant ses forces propres dans l’espoir d’enclencher le magique 1+1=3.
D’un point de vue épistémologique, les êtres humains jouissent du «bon sens» et d’une solide compréhension de la causalité, ce qui les rend doués pour «formuler les questions» et «hiérarchiser l’information». De son côté, l’IA contemporaine ne peut pas comprendre la causalité, mais elle a une grande capacité à «reconnaître les corrélations subtiles», ce qui la rend remarquablement bonne pour prédire les solutions aux problèmes posés et cernés par les êtres humains.
La récente percée d’AlphaFold dans la prédiction des structures protéiques 3D, avec une précision comparable aux résultats expérimentaux, est la preuve vivante du fait que l’IA est maintenant capable de générer des solutions techniques de manière «indépendante». Des solutions, soulignons-le, qui sont aussi «surprenantes» (l’être humain n’y avait jamais pensé auparavant) que «précieuses» (les retombées commerciales de l’invention peuvent se révéler phénoménales).
Yuan Hao est chercheuse à l’École de droit de Berkeley. Elle considère que l’ère du Centaure pose des «défis majeurs au droit des brevets». En vertu du droit américain des brevets, l’inventeur est considéré comme un «concepteur», soit quelqu’un dont l’esprit a fait naître une idée «neuve» et l’a fait germer pour lui donner une forme «précise» et «permanente», en ce sens qu’elle donne un aspect «complet et opérationnel» à l’invention finale. La jurisprudence considère qu’on ne conçoit pas juste «en posant le problème à résoudre», mais en «apportant une solution concrète et inédite» au problème soulevé.
Résultat? Selon la chercheuse, l’utilisation d’une IA pour innover fait en sorte que le «véritable inventeur» est dès lors — en théorie — l’IA elle-même, puisque c’est elle qui apporte une solution concrète et inédite à un problème soulevé par l’être humain. «Dans un nombre grandissant de cas, l’inventeur humain ne peut pas être identifié d’un point de vue juridique, car c’est l’IA qui propose l’invention complète et opérationnelle», note-t-elle, en soulignant que nous sommes à présent confrontés à des «inventions sans inventeur».
Mark A. Lemley, professeur de droit à l’École de droit de Stanford, est sur la même longueur d’ondes. En raison de l’avènement de l’IA, «la créativité consiste de plus en plus souvent à se contenter de poser les bonnes questions, et non à trouver des solutions inédites», note-t-il dans une récente étude. Autrement dit, «l’IA fait l’essentiel du travail» de ce qui est reconnu comme donnant un droit d’auteur sur une invention. En conséquence, «le droit d’auteur tel qu’on le concevait jusqu’à présent n’est plus adéquatement protégé», lance-t-il.
La conclusion saute aux yeux: nous sommes face à un périlleux vide juridique. Ni plus ni moins.
Ainsi, on pourrait très bien imaginer qu’un inventeur dépose demain matin un brevet et qu’une multinationale lui subtilise son invention sans vergogne, sans lui verser le moindre cent au motif qu’il n’est pas, d’un point de vue légal, le «véritable inventeur», mais l’IA qui lui a donné un coup de main. Et l’armée d’avocats de la multinationale n’aurait, bien entendu, aucune difficulté à présenter au juge un argumentaire en béton pour défendre leur point.
Courons-nous donc droit à la catastrophe? Yuan Hao et Mark A. Lemley le craignent, si jamais aucune avancée juridique n’est faite sous peu. La chercheuse de Berkeley estime que deux voies juridiques principales s’ouvrent à nous:
— On pourrait désormais considérer que toute invention concoctée à l’aide d’une IA tombe automatiquement dans le domaine public. Le hic, c’est que cela poserait de gros problèmes à ceux qui misent sur les retombées commerciales de leur invention.
— On pourrait sinon rendre les IA éligibles à la qualité d’inventeur. Mais cela poserait de nouveaux problèmes épineux, à commencer par le fait que cela reviendrait à retirer la possibilité aux êtres humains d’être des inventeurs puisque leur rôle ne consiste, la plupart du temps, qu’à cerner le problème à résoudre.
Ça va de soi, aucune de ces deux voies ne semble sérieusement envisageable. Alors? Que faire?
Yuan Hao préconise une voie intermédiaire, à savoir une redéfinition du terme «inventeur». Elle a identifié trois caractéristiques qu’il serait nécessaire de présenter pour être légalement considéré comme l’inventeur d’une innovation:
1. Être celui qui a identifié et cerné le problème à résoudre, celui qui a permis à l’IA de mettre au jour une solution concrète et inédite.
2. Être celui qui a saisi que la solution proposée par l’IA est concrète et inédite et qui a retenu celle-ci comme étant une solution opérationnelle.
3. Être celui qui a fait une divulgation adéquate du rôle spécifique de l’algorithme dans le processus d’invention.
La chercheuse estime que sa proposition présente l’avantage de préserver la «dignité» de l’être humain en tant qu’inventeur. Et que c’est justement cette dignité qu’il convient de sauvegarder, menacée qu’elle est par les avancées à pas de géant de l’IA.
Voilà, Samuel. Votre ami avocat a bel et bien raison, il y a péril en la demeure en matière de droit des brevets. Mais bon, le péril est pour l’instant purement théorique: à ma connaissance, aucun inventeur ne s’est encore vu privé de ses droits au motif qu’une IA lui avait donné un coup de main. Mais bon, qui sait?, rien ne dit qu’une multinationale ne s’apprête pas à franchir le Rubicon dans les prochaines semaines ou les prochains mois…