(Photo: Courtoisie)
Optic Technology pourrait être le nom d’une entreprise «high-tech» spécialisée dans les lasers ou la vision assistée par ordinateur. Mais c’est plutôt l’acronyme d’Ordre des prêcheurs pour les technologies, l’information et la communication, un réseau qui se veut non religieux et ouvert à tous pour réfléchir sur l’impact des technologies numériques.
L’organisme a déjà des bureaux dans plusieurs centres technologiques, dont San Francisco, Paris, Rome et Boston. «Notre fondation est basée sur des valeurs et regroupe des gens qui ont un point en commun: placer l’humain au cœur du développement des technologies. On peut le faire parce qu’on est prêtre catholique, moine bouddhiste ou président de la Silicon Valley», explique son président, Éric Salobir, qui est aussi prêtre catholique. Les Affaires a eu l’occasion de discuter avec lui lors de l’événement ProLab de la Chambre de la sécurité financière, qui a eu lieu le 8 octobre dernier à Montréal.
La crainte de ne pas bien changer le monde
Dès sa fondation en 2012, Optic Technology a été contactée par de grandes entreprises en technologie, dont certaines faisant partie du GAFAM, qui ont réalisé que travailler dans un marché dérégulé était dangereux, surtout quand leurs ambitions sont grandes, et leur pouvoir important. «Ils ont une inquiétude: de ne pas le changer le monde pour un monde meilleur, explique M. Salobir. C’est ce qui a mené des dirigeants à nous rencontrer pour créer des lieux de discussion et de contact avec les régulateurs, hors de l’influence des lobbys, pour se parler très franchement de rentabilité et de protection du consommateur et évoquer des questions délicates comme l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) dans les domaines de la justice, des forces de l’ordre, mais aussi du système de santé et des transports… Des secteurs stratégiques pour le fonctionnement des sociétés.»
Des questions éthiques que se posent aussi les gestionnaires de PME, même s’ils n’ont pas toujours le temps ni de comité dédié pour y répondre. «On essaie de mettre en place des outils de formation pour démultiplier l’info et d’entrer en contact avec le plus grand nombre d’acteurs de taille moyenne», dit le président d’Optic Technology.
Pour coordonner les activités de l’organisme au Canada, un bureau local a été fondé à Montréal cet été, l’Institut canadien de la technologie pour l’humain. (La maison-mère d’Optic technology, basée au Liechtenstein, s’appelle Human Technology Foundation.)
Cet institut à but non lucratif propose de la recherche en éthique pratique pour baliser des questions que se posent les gestionnaires des entreprises en technologie et leur apporter des solutions nouvelles. On y offre aussi des services d’accompagnement de politiques publiques, avec un réseau d’experts bénévoles. Mais on n’y fait pas de projets de loi. «Nous apportons une réflexion et posons les cartes sur la table. Quand on éclaire bien le chemin, les gens font habituellement les bons choix.» En novembre, l’institut doit rendre public son premier rapport, qui porte sur l’IA dans le domaine de l’assurance.
Réfléchir pour arriver à de meilleures solutions
M. Salobir invite les entrepreneurs à prendre le temps de réfléchir pour arriver à de meilleures pratiques. «Si je mets en place une IA, je peux mettre au chômage 10% de mes employés, ou prendre les moyens pour leur offrir de changer d’emploi dans la boîte.» Mais pour ce faire, il faudra du temps pour changer les mentalités, former les employés et déterminer les changements nécessaires dans l’entreprise.
Pour lui, penser éthique par design devrait être une considération de base, comme on le fait déjà pour la sécurité par design, pour ne pas concevoir des produits dangereux. «Il faut déterminer dès le début quelles sont les externalités négatives: la pollution, les matériaux rares, les conditions de travail des fournisseurs. Si je lance un nouveau produit ou une nouvelle plateforme, est-ce que je vais assécher le marché ? Est-ce que je vais mettre toute une partie de la profession en danger?»
Une réflexion qui profitera à tout l’écosystème autour de l’entreprise qui s’y attelle, et qui lui donnera un avantage au niveau des ressources humaines.
«Les jeunes veulent travailler pour des entreprises qui ont du sens, rappelle M. Salobir. Les entreprises qui sont capables de montrer qu’elles mettent en œuvre des innovations à impact positif, impactful comme diraient les Américains, auront plus de facilité à retenir les talents.»
Président et religieux
Pour frère Éric, pas besoin d’être modeste: ce n’est pas un péché de mettre de l’avant ses bonnes pratiques. «Les entreprises qui font les bons choix ont droit d’avoir un bénéfice d’image, parce que c’est juste et honnête. Ce n’est pas du marketing. Quand quelqu’un fait quelque chose de bien, on a le droit de le crier haut et fort ! L’idée n’est pas de clamer que nous sommes vertueux, c’est d’affirmer ses valeurs.»
M. Salobir, qui rencontre régulièrement le Pape, ne voit pas de conflit entre certaines positions de l’Église catholique (sur l’avortement, par exemple) et les domaines touchés par Optic Technology ou l’Institut canadien de la technologie pour l’humain.
«Comme on travaille sur des sujets qui ne sont pas encore définis, on n’entre pas dans les grands débats dans lesquels l’Église catholique se trouve impliquée. On ne voit pas trop ce qu’on pourrait y apporter. Ce qui est important pour nous, c’est d’explorer les champs nouveaux.»
Le président fait partie de l’Ordre des Dominicains, qui a toujours eu une relation particulière avec les sciences et la technologie, et ce, depuis le Moyen Âge. «On oublie que Saint-Thomas-d’Aquin était extrêmement disruptif. Il lisait des choses interdites, qui sentaient le soufre. Mais à l’époque, ça ne gênait pas.»
Aujourd’hui, c’est en côtoyant les dirigeants des GAFAM que le dominicain s’expose aux sciences et la technologie, afin de déterminer la voie la plus morale à suivre, en les accompagnant dans leurs réflexions. « À un moment, il faut accepter d’entrer en débat, affirme-t-il. Quand je rencontre des dirigeants, ce n’est pas pour leur asséner des vérités. Je vais leur poser des questions qu’on ne pose jamais dans leur entourage. »
«Il est trop facile d’appliquer des valeurs positives sur ce qui ne coûte rien à l’entreprise, poursuit-il. Si quelqu’un me dit ‘Je ne fais rien de mal’, je leur dis ‘Mais vous ne faites rien de bien’.»
M. Salobir n’exprime-t-il pas simplement des valeurs religieuses? «Si mon travail a une teinte, c’est une teinte d’humain. Je pense que quand j’agis, quand je prends la parole, c’est avant tout en tant qu’humain. Et humain, ça veut dire citoyen d’un pays démocratique, prêtre catholique, mais aussi dirigeant d’une fondation et ami d’un certain nombre de dirigeants de grandes entreprises de technologies. Je parle au nom de tout ça. Il n’y a pas une de mes identités qui prédominent qui donnerait le ton sur toutes les autres.»
«L’humain n’est pas un consommateur, un employé, ou même un citoyen: c’est un humain, avec tous ses besoins, y compris le haut de la pyramide de Maslow, qui sont assez spirituels, comme la reconnaissance, fait-il valoir. C’est comment je me regarde tous les matins dans la glace, comment je regarde ma femme, mon mari, mes enfants, mes collègues. C’est cet aspect-là qu’il faut prendre en compte dans toutes ces technologies qui risqueraient de remplacer l’humain.»
L’IA mène au paradis
Malgré les craintes de certains, l’intelligence artificielle ne peut pas selon lui déclasser l’humain. «On est déclaré obsolète par d’autres gens, souvent pour des raisons économiques qui vont pousser à remplacer plutôt qu’à empowerer – donner des capacités, donner des moyens. Par exemple, plutôt que de remplacer mon comptable, je vais le faire travailler avec l’aide d’une machine, afin qu’il puisse se concentrer sur autre chose.»
À son avis, la machine peut remplacer plusieurs absurdités du monde du travail, les tâches de gestion parfois absurdes qui n’apportent rien. «Ça peut être la fin des bullshit jobs», prédit-il.
Ainsi, grâce à la technologie, le travail, plutôt qu’un enfer, pourrait devenir un paradis: un lieu de développement et d’épanouissement, où les employés ont l’impression de faire quelque chose d’utile.