Les États-Unis ont interdit l’exportation des technologies de pointe vers la Chine. (Photo: Adobe Stock)
EXPERT INVITÉ. Avez-vous déjà entendu parler de l’intelligence artificielle (IA)? Oui? Bon, j’espère que vous n’êtes pas lassés…
Si les progrès de l’IA sont fascinants – prix Nobel 2024 en physique et en chimie – ils reposent sur une infrastructure internationale complexe. Et qui dit complexité, dit aussi vulnérabilités, avec chaque maillon menaçant l’intégrité de la chaîne dans son ensemble.
L’année 2021 a ainsi été un coup de semonce, lorsque la COVID-19 a à la fois augmenté la demande de produits électroniques et conduit à la fermeture de plusieurs usines essentielles. Plus récemment, la Chine a mis en place un contrôle des exportations de germanium et de gallium.
Les États-Unis, pour leur part, ont interdit l’exportation des technologies de pointe vers la Chine.
La course à la domination technologique — ces fameuses «tech wars» portées par des géants comme Nvidia, TSMC et Samsung — est aujourd’hui au cœur des tensions géopolitiques.
La moindre rupture – que ce soit une guerre autour de Taïwan ou des sanctions contre la Chine – pourrait paralyser l’économie mondiale. À ce stade, il ne s’agit plus de scénarios farfelus.
Conflit civilisationnel?
Les «tech wars» ne se limitent d’ailleurs pas aux microprocesseurs.
Les technologies vertes, comme les panneaux solaires et les véhicules électriques, sont elles aussi au cœur du conflit.
Les applications, notamment celles qui collectent beaucoup de données personnelles, suscitent des préoccupations croissantes en matière de sécurité nationale.
Des plateformes contrôlées par des puissances étrangères font craindre des risques d’ingérence lors des élections, à travers la manipulation de l’opinion publique ou le contrôle de l’information.
Certains parlent de conflit civilisationnel. Plus justement, on pourrait parler d’un conflit d’intérêts entre une industrie capitaliste libérale encore dominante, et une industrie capitaliste d’État qui aspire à prendre le dessus.
La question est de savoir quel côté engrangera les profits des nouvelles technologies à venir.
Pour l’instant, le conflit est d’autant plus compliqué, et son issue difficile à prévoir, que nul ne peut se passer des autres, et que nul ne sait faire tout ce que les autres font.
Ce n’est pas faute d’essayer du côté américain. Le CHIPS and Science Act de 2022 représente un investissement de 280G$US, dont 52G$US visant spécifiquement à favoriser la fabrication de microprocesseurs aux États-Unis. Cela a notamment conduit TSMC a augmenter significativement ses infrastructures de productions de microprocesseurs en Arizona, et Samsung au Texas.
Le Inflation Reduction Act a quant à lui offert de nombreux crédits d’impôt pour encourager la production locale de technologies vertes.
Mentionnons aussi les droits de douane élevés, notamment sur les véhicules en provenance de Chine. Sous l’administration de Donald Trump, les États-Unis avaient imposé des droits de douane de 25%, augmentés sous Joe Biden à 100%, sous prétexte de subventions déloyales.
Les répercussions de ces lois au Canada – et ailleurs – ont été immédiates: il a bien fallu adapter la politique industrielle, notamment avec des crédits d’impôt sur les investissements verts, pour maintenir son accès au marché américain.
Peu importe le résultat des élections américaines de novembre, le Canada n’aura d’autre choix que de suivre les décisions de Washington pour ne pas devenir une victime collatérale dans cette guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine.
«Friendshoring» contre «reshoring»
Les deux candidats, Kamala Harris et Donald Trump, ont toutefois des approches très différentes quant à la manière d’aborder ces questions.
Harris, dans la continuité de Joe Biden, privilégierait une approche multilatérale, fondée sur le renforcement des alliances. Elle affirme que la protection de Taïwan est cruciale pour préserver l’accès aux microprocesseurs de pointe (et, accessoirement, défendre un modèle démocratique…). Il ne faut toutefois pas s’attendre à un renversement de la tendance au protectionnisme si elle est élue, mais elle s’appuierait probablement sur des partenariats avec l’Europe, le Japon et la Corée du Sud pour créer une réponse collective aux ambitions chinoises.
La posture de Trump est plus agressive et transactionnelle. En place du «friendshoring» que l’on voit dans l’approche démocrate, la vision républicaine repose plutôt sur le «reshoring», c’est-à-dire de rapatriement des capacités de production sur le sol américain. Pour les microprocesseurs, il pourrait menacer des entreprises alliées, comme TSMC ou Samsung, qui ont des investissements en Chine, et ne semble pas vouloir garantir la sécurité de Taïwan, mettant ainsi en péril l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement. On s’attend aussi à ce qu’en matière d’énergies vertes, il soit moins enthousiaste que Harris – ce qui se traduirait à la fois par moins de subventions et par droits de douane plus coûteux sur les produits provenant de la Chine.
Pour le Canada, où certaines industries (hydroélectricité, batteries, microprocesseurs) dépendent de l’intégration nord-américaine dans les technologies de pointe, l’enjeu ne saurait être sous-estimé.
Que ce soit sous Harris ou Trump, le Canada devra s’adapter aux politiques américaines tout en protégeant ses intérêts dans des secteurs clés. Mais les priorités des deux candidats seront si différentes que ni les entreprises canadiennes ni le gouvernement ne peuvent faire l’économie de formuler deux stratégies distinctes, adaptées à chaque résultat électoral.