Elmar Mock: «Les créatifs sans pression ne créent rien»
François Normand|Édition de la mi‑juin 2019Il n'existe pas de panacée pour créer. Par contre, pour y arriver, les entreprises doivent accorder une très grande ...
Il n’existe pas de panacée pour créer. Par contre, pour y arriver, les entreprises doivent accorder une très grande liberté à leurs employés, tout en exerçant une saine pression afin d’obtenir des résultats, quels qu’ils soient, affirme l’inventeur en série Elmar Mock.
«J’ai constaté que les créatifs qui n’ont pas de pression ne créent rien», souligne à Les Affaires le fondateur de la société Creaholic, spécialisée dans les services d’innovation et de design, et le cofondateur de la fameuse montre Swatch qui a révolutionné au début des années 1980 l’horlogerie suisse en déclin.
En revanche, une pression excessive est contre-productive, voire dangereuse, prévient celui qui était l’invité d’honneur du Forum stratégique sur le manufacturier innovant, organisé le 10 mai par la Chambre de commerce du Montréal métropolitain et Investissement Québec. «Sans pression, rien ne se fait ; trop de pression mène au suicide.»
Peu connu en Amérique du Nord, cet ingénieur suisse est une célébrité en Europe. Depuis une trentaine d’années, il a travaillé avec sa firme Creaholic sur 750 projets et a contribué à environ 180 familles de brevets dans des secteurs comme l’horlogerie, l’alimentation, les produits pharmaceutiques et l’automobile.
Sa firme a travaillé avec des multinationales telles que Nestlé, Ikea, Nespresso et BMW.
M. Mock ne dirige plus Creaholic, mais il siège à son CA. «Je suis devenu un vieux sage. Non, plutôt un vieux singe», confiait en 2017 au quotidien suisse Le Temps cet inventeur atypique qui n’a pas la langue dans sa poche.
M. Mock a depuis pris le bâton de pèlerin pour parler de création et expliquer comment les entreprises peuvent stimuler la créativité de leurs employés, à commencer par l’«importance de l’attitude» à l’égard du processus de création.
L’attitude est la clé pour créer
Or, on néglige trop souvent l’attitude, déplore l’inventeur. «La société nous a poussés à avoir des aptitudes et des connaissances. Elle nous a poussés à penser que ce qui est juste est prouvable et que le rêve doit rester du rêve.»
Selon lui, cette situation étouffe la créativité des esprits «gazeux» dans les entreprises, c’est-à-dire les inventeurs. Outre cet état mental gazeux, les organisations en comptent deux autres, soient l’état mental liquide et l’état mental solide, explique M. Mock.
Les esprits gazeux ont soif de liberté et d’inspiration, voire d’utopie et de chaos, pour créer et inventer des choses et changer le monde.
Les esprits liquides sont plutôt dans le mouvement, l’évolution sans révolution, tout en restant ouverts aux améliorations ou aux «rénovations» de processus. Ce sont souvent des cadres intermédiaires.
Quant aux esprits solides, ils aiment le pouvoir, la logique, les structures, tout en protégeant les acquis et la stabilité de l’organisation. Ce sont les patrons.
Or, dans les entreprises, ce sont les esprits solides qui ont le droit de vie ou de mort sur le processus de création, car ce sont eux qui permettent ou non aux esprits gazeux d’exprimer leur créativité.
M. Mock affirme que les entreprises plus créatives sont celles où les «solides» arriver à collaborer avec les «gazeux». Des organisations où les patrons accordent une grande liberté aux employés pour créer, mais où ces derniers ont en contrepartie le devoir de créer.
Quand on lui demande qui est le patron idéal dans ce contexte, il nomme sans hésiter Ernest Thomke, le dirigeant d’ETA (Swatch Group), qui a permis, à lui et à son collègue Jacques Müller, de créer la montre Swatch. «Il avait cet art subtil qui est de diriger sans faire, explique M. Mock. Il prenait des risques, mais il nous transmettait une vraie pression.»
La Swatch conçue à l’insu de la direction
Et quel risque ! raconte le cofondateur de la montre Swatch. En effet, cette montre conçue à partir de plastique polymère et d’une technique de soudage par ultrason n’est pas le fruit d’un processus de R-D planifiée et ordonnée.
C’est plutôt l’idée folle de deux jeunes ingénieurs (Mock et Müller) qui, à l’insu de la direction de leur entreprise, ont acheté au coût de 500 000 dollars américains une machine à injection afin de produire une nouvelle montre révolutionnaire.
Quand M. Thomke s’en rend compte, il convoque rapidement les deux ingénieurs à son bureau. Convaincus qu’ils seront congédiés, les deux hommes griffonnent alors en une heure une esquisse d’une montre à quartz en plastique ultrasimple.
M. Thomke leur passe un savon. Mais dans le même temps, il leur confie qu’il songe depuis un an à produire une montre bas de gamme. Les deux ingénieurs gardent leur emploi, mais ils doivent créer. On connaît la suite : ils inventent une montre qui va conquérir le monde.
Sans l’attitude de leur patron, cette idée aurait cependant pu mourir rapidement, confie M. Mock.