Les entreprises doivent passer à la vitesse supérieure
François Normand|Édition de la mi‑septembre 2019Créatrices d'emplois, résilientes, exportatrices : les grandes entreprises privées insufflent une véritable ...
Créatrices d’emplois, résilientes, exportatrices : les grandes entreprises privées insufflent une véritable bouffée d’air frais dans l’économie. Or, le Québec en compte un nombre insuffisant, d’après une nouvelle étude du Conseil du patronat, dévoilée en exclusivité par Les Affaires. Pourquoi et comment corriger le tir ?
Devenir une grande entreprise n’a jamais été une option pour le fournisseur de solutions numériques Alithya. «On n’avait pas le choix de grandir, confie le président et chef de la direction, Paul Raymond. On risquait de perdre des contrats avec de gros clients si on n’avait pas une masse critique.» Une transformation bénéfique, car elle a permis à la société montréalaise qui aide les entreprises à numériser leurs activités de s’internationaliser et de devenir un leader nord-américain dans son domaine.
Au fil des ans, Alithya a augmenté ses revenus grâce à la croissance interne et à des acquisitions, dont la plus importante a été celle de l’américaine Edgewater, en 2018, qui a permis d’ajouter 400 professionnels à son équipe.
Grandir a été tout un défi pour la société, à commencer par la complexité de la gestion. «Quand une entreprise est petite, on connaît tout le monde. Aujourd’hui, c’est impossible : nous avons 300 personnes à Toronto, sans parler des 400 aux États-Unis et des 150 en France», dit M. Raymond.
Pour réussir sa croissance, Alithya a mis sur pied une équipe de gestion plus grande et plus compétente. Elle a aussi créé une «académie du leadership» pour transmettre plus efficacement la vision et la stratégie de l’entreprise aux cadres et aux employés.
Aujourd’hui, l’entreprise récolte les fruits de ses efforts. Elle affiche un chiffre d’affaires de 210 millions de dollars, emploie 2 000 professionnels et réalise près de 50 % de ses revenus aux États-Unis et en Europe. Des cas comme celui d’Alithya, le PDG du Conseil du patronat du Québec (CPQ), Yves-Thomas Dorval, en rêve.
S’il souhaite les voir se multiplier, c’est que les grandes entreprises, soit celles qui comptent plus de 500 employés, font beaucoup plus de recherche et développement (R-D), paient de meilleurs salaires et exportent davantage que les petites et moyennes entreprises.
Or, selon une nouvelle étude du CPQ, le Québec manque de grandes entreprises privées, toute portion gardée, comparativement à l’Ontario, notre principal marché, compétiteur et benchmark économique au Canada.
À la recherche de 80 grandes entreprises
Ainsi, en 2016 (les données les plus récentes), l’Ontario comptait 419 860 sociétés privées de toutes les tailles, dont 900 grandes entreprises, ou 0,21 %, selon l’étude du CPQ. Pour sa part, l’économie québécoise abritait 390 grandes entreprises en 2016 sur un total de 219 380 organisations privées, soit un taux de 0,18 % (au même rang que la moyenne canadienne). Pour afficher le même taux que chez nos voisins ontariens, le Québec devrait donc avoir 80 grandes entreprises privées de plus, pour un total de 470 sociétés.
La différence entre l’Ontario et le Québec peut sembler mineure. Néanmoins, cet écart compte, étant donné l’impact structurant des grandes entreprises, à commencer par les exportations, si vitales pour l’économie québécoise.
Au Québec, 1,1 million d’emplois dépendaient directement ou indirectement des exportations internationales et interprovinciales de biens et de services en 2017 (soit 28,6 % de l’emploi total), selon le ministère de l’Économie et de l’Innovation.
Comme le Québec est une petite économie, sa croissance dépend largement de sa capacité à exporter. Or, pour exporter à grande échelle, il faut de grandes sociétés, car plus une entreprise est grande, plus elle a tendance à exporter. Au Canada, les entreprises de 500 employés et plus sont à l’origine de 58 % de toutes les exportations, selon Statistique Canada. À elles seules, les exportations de Bombardier représentent 54 % de toutes les exportations canadiennes d’avions et de trains.
Les grandes entreprises stimulent aussi la croissance économique au Canada. Ainsi, même si elles représentent seulement 0,18 % de toutes les sociétés, elles ont contribué à près de 50 % du PIB généré par le secteur privé au Canada de 2010 à 2014, selon Innovation, Sciences et Développement économique Canada.
S’il n’y a pas de statistiques par province, la contribution des grandes entreprises devrait être sensiblement la même au Québec, estime M. Dorval. «La croissance du PIB québécois serait donc plus élevée s’il y avait plus de grandes entreprises», dit-il.
En moyenne, de 2008 à 2017 (ce qui inclut la dernière récession), le PIB du Québec a progressé de 1,3 % par année, comparativement à 1,6 % par année pour celui de l’Ontario. C’est pourquoi la création de nouvelles grandes entreprises privées au Québec doit être une priorité, selon Yves-Thomas Dorval.
Pourquoi le Québec compte-t-il moins de grandes sociétés ? Difficile de le dire avec certitude.
Selon le patron du CPQ, la proportion plus élevée en Ontario ne tient pas nécessairement à la présence de l’industrie automobile, car le Québec et l’Ontario ont une économie industrielle très diversifiée. De plus, si l’industrie automobile est concentrée en Ontario, le Québec a quant à lui la part du lion de l’industrie aérospatiale, regroupant 51 % de la part des emplois manufacturiers du secteur (30 % en Ontario), selon une étude du gouvernement canadien. Yves-Thomas Dorval croit plutôt que la présence de grandes sociétés d’État dans l’économie québécoise explique sans doute pourquoi on y retrouve moins de grandes entreprises privées ici qu’en Ontario. Il y a aussi bien entendu des sociétés d’État chez nos voisins ontariens, comme la Liquor Control Board of Ontario (l’équivalent de la Société des alcools du Québec) ou l’Ontario Power Generation. En revanche, leur présence dans l’économie est moins importante qu’au Québec.
En Ontario, tous les établissements de plus de 500 employés qui relèvent du secteur public (administration publique, enseignement, soins de santé, assistance sociale et services publics) représentent 32 % de toutes les industries de la province. Au Québec, cette proportion atteint 44 %, tandis que la moyenne canadienne est de 38 %, selon l’étude du CPQ.
Avantages et défis des grands
L’économie québécoise est variée, composée d’une grande diversité d’entreprises de toute taille, et elle se porte bien. Dans ce cas, pourquoi une économie composée uniquement de PME ne pourrait-elle pas prospérer ? Est-ce vraiment nécessaire, après tout, d’avoir un nombre important de grandes entreprises privées, comme le prétend le CPQ ?
«La grande entreprise est une créatrice d’entreprises», laisse tomber au bout du fil l’économiste indépendant Ianik Marcil. Elle est essentielle puisqu’elle insuffle de l’oxygène dans tout l’écosystème. «Sans rien enlever aux PME, il faut être conscient que celles-ci n’existent pas en vase clos», explique M. Marcil, en précisant qu’elles ont généralement besoin de la présence de grandes entreprises.
Les Bombardier et autres Rio Tinto (auparavant Alcan) de ce monde ont ainsi permis la création d’une multitude de PME au Québec, qui les approvisionnent en biens et en services. À noter que les grandes sociétés d’État comme Hydro-Québec jouent aussi ce rôle.
Selon l’économiste, les grandes entreprises privées jouent aussi un rôle capital dans la stabilité de l’économie québécoise, surtout dans les régions ressources, en raison de leur résilience lors des crises économiques, affirme l’économiste. «Une entreprise de 25 employés peut fermer ses portes s’il y a une récession. Par contre, une entreprise de 750 employés survivra généralement, continuant à soutenir l’économie régionale même si elle doit faire des mises à pied», dit M. Marcil.
Au-delà de la contribution à l’économie, il y a des avantages concrets à être une grande entreprise, fait remarquer Yan Cimon, spécialiste en stratégie d’affaires et vice-recteur adjoint à l’Université Laval. «On peut obtenir du financement plus facilement et à un taux d’intérêt très intéressant.»
Puisqu’elles ont des revenus plus élevés, les grandes entreprises peuvent aussi se payer de meilleurs services professionnels, investir davantage en R-D et innover de manière beaucoup plus efficace et diversifiée. Non seulement peuvent-elles créer un département consacré uniquement à l’innovation, mais elles peuvent aussi collaborer avec des centres de recherche et les universités. Les grandes entreprises font d’ailleurs généralement plus de recherche collaborative que les PME, selon QuébecInnove, un organisme qui a le mandat de fédérer l’offre des organismes et des programmes liée à la recherche collaborative. Pourquoi ? Parce qu’elles ont une direction consacrée à l’innovation et à la R-D, en plus d’être souvent membres des regroupements sectoriels de recherche industrielle.
Enfin, une grande taille permet aussi de diversifier davantage ses marchés sectoriels et géographiques grâce aux exportations, ce qui permet de réduire les risques d’affaires, souligne M. Cimon.
En revanche, être une grande entreprise comporte aussi de nombreux défis. Le premier est la perte d’une agilité opérationnelle plus commune aux start-up et aux PME, explique l’universitaire. «Cela peut causer une myopie et faire en sorte que l’on passe à côté de certaines tendances», dit-il, en donnant l’exemple de BlackBerry, qui dominait l’industrie des télécommunications mobiles au début des années 2000. Or, la multinationale canadienne n’a pas anticipé la déferlante des téléphones intelligents à la fin des années 2000.
Plusieurs dirigeants de grandes sociétés sont bien conscients de ce risque d’aveuglement involontaire et prennent des mesures concrètes pour le gérer. C’est le cas de l’entreprise familiale ROY, qui a cinq filiales dont l’entretien ménager, la sécurité et l’après-sinistre. «En grandissant, il y a toujours le risque de s’asseoir sur ses lauriers. C’est pourquoi j’encourage l’intrapreneuriat», dit sa PDG, Julie Roy. Une façon de faire qui stimule la créativité et réduit le risque de passer à côté d’une nouvelle tendance dans l’industrie.
Par exemple, le service de nettoyage après-sinistre est né d’une idée proposée par les employés des opérations afin d’accroître la gamme de services de l’entreprise. Le virage vert de la société, dans les années 2000, est aussi l’idée d’un intrapreneur chez ROY. «Ce virage a été un projet pilote mené par notre vice-président des opérations de l’époque, qui compostait dans les années 1990. Il croyait sincèrement que nos fournisseurs devaient s’adapter, car nous entendions parler de plus en plus de développement durable et de responsabilité sociale», explique Mme Roy, en soulignant que l’entreprise a d’ailleurs gagné un prix aux Mercuriades 2007 pour cette initiative.
La gestion d’une croissance rapide est aussi un autre défi important, surtout pour les entreprises qui grandissent par acquisitions, car il est facile de s’éparpiller, de mal évaluer les cibles potentielles et de négliger les autres activités de la société.
Cet enjeu est pris très au sérieux chez Premier Tech, une multinationale de Rivière-du-Loup fondée en 1923 et aujourd’hui présente dans plus de 60 pays. Active dans l’horticulture et l’agriculture, les équipements industriels, de même que les technologies environnementales, l’entreprise a fait une soixantaine d’acquisitions dans son histoire, dont la grande majorité a été réalisée ces dernières années.
«On peut faire de trois à quatre acquisitions par année», explique le président et chef de l’exploitation, Jean Bélanger.
Aussi, pour appuyer ses gestionnaires, l’entreprise emploie trois analystes financiers uniquement pour analyser les acquisitions potentielles, soit de 25 à 30 dossiers par année.
Ce sont toutefois les présidents des divisions de Premier Tech qui ont la responsabilité de déterminer en amont les cibles potentielles dans leur secteur d’activité, puis d’intégrer au sein du groupe les sociétés qui seront éventuellement acquises.
De plus, pour faciliter ce processus, la société du Bas-Saint-Laurent maintient en place les dirigeants des entreprises acquises, mais elle les «accompagne» pour leur transmettre les valeurs et la culture de Premier Tech.
Comment grandir
Pour aider les moyennes entreprises à passer à la vitesse supérieure et à atteindre le statut de grande entreprise, différentes stratégies peuvent être mises en place, aussi bien par le gouvernement que par la communauté d’affaires, affirment le CPQ et les autres spécialistes que nous avons contactés.
Pour grandir, que ce soit par croissance interne ou par acquisitions, les entreprises ont besoin d’être en santé financière et d’évoluer dans un écosystème compétitif qui favorise leur croissance.
Dans ce dernier cas, le gouvernement peut jouer un rôle, à commencer par une fiscalité compétitive, selon le CPQ. «Le Québec offre un environnement concurrentiel, à l’exception de la cotisation sur la masse salariale», souligne M. Dorval. Actuellement, le taux de cotisation au Fonds des services de santé (FSS) s’élève à 4,26 % pour les entreprises ayant des revenus supérieurs à 6 M $, comparativement à 1,95 % en Ontario. Le CPQ ne propose pas d’abolir cette cotisation, mais plutôt de ramener son taux à un niveau plus raisonnable. «Taxer les revenus salariaux est improductif ; ça décourage le fait de vouloir grandir», soutient M. Dorval. Selon lui, il faut aussi alléger la réglementation (en s’attaquant aux délais et à la complexité, mais sans faire de compromis sur l’objectif) et continuer d’attirer et de garder des sociétés étrangères au Québec pour les faire grandir ici.
Faciliter l’accès aux marchés boursiers est une autre façon de faire grandir les entreprises québécoises, estime Louis Doyle, directeur exécutif de Québec Bourse, un OBNL qui vise à redynamiser le marché boursier québécois. Selon lui, il faudrait envisager de créer un nouveau Régime d’épargne-actions (REA), inspiré de celui lancé par le gouvernement du parti québécois en 1979 afin de favoriser l’entrée en Bourse d’entreprises québécoises. Le REA reposait sur un crédit d’impôt accordé aux Québécois qui investissaient dans le capital-actions d’entreprises. Cette mesure a permis de faire grandir des sociétés comme CGI et Alimentation Couche-Tard, aujourd’hui de grandes multinationales.
Sans refaire nécessairement la même chose, M. Doyle estime qu’on peut aider davantage les entreprises à entrer en Bourse grâce à un nouveau crédit d’impôt pour les investisseurs, mais plus flexible que celui du premier REA afin de liquider son investissement. Selon lui, l’Autorité des marchés financiers (AMF) pourrait aussi alléger la réglementation et les coûts pour les PME qui veulent faire un premier appel public à l’épargne (PAPE), notamment pour la production de prospectus.
Aux États-Unis, une entreprise peut produire des états financiers consolidés pour une période de deux années financières si ses revenus sont inférieurs à 1 milliard de dollars américains, explique M. Doyle. Au Canada, une entreprise doit en produire sur trois ans si ces actifs sont supérieurs à 10 M $ CA, ce qui inclut beaucoup plus de PME qu’aux États-Unis, car il est relativement facile d’accumuler des actifs de 10 M $. Or, plus une entreprise est petite, plus les coûts pour produire la documentation afin de s’inscrire en Bourse deviennent relativement élevés et prohibitifs, selon Québec Bourse.
Du reste, le capital de risque ne manque pas au Québec. Aussi, une PME qui veut grandir peut trouver assez facilement des investisseurs. Par contre, ce n’est pas la même dynamique qu’en Bourse, précise M. Doyle. Ainsi, après une certaine période de cinq à sept ans, la plupart des capitaux-risqueurs veulent rentabiliser leurs investissements en vendant leur participation, voire l’entreprise, si un investisseur détient une participation majoritaire.
Une société inscrite en Bourse bénéficie souvent d’une croissance plus stable, sans parler de la possibilité de financer des acquisitions par l’émission de nouvelles émissions d’actions, selon lui. Elle a par contre l’obligation de produire des états financiers quatre fois par année, sans parler de la pression des marchés pour que le titre prenne de la valeur.
Des ressources
La communauté d’affaires peut aussi jouer un rôle actif pour faire grandir les PME québécoises. Par exemple, la Chambre de commerce du Montréal métropolitain soutient des entreprises en les aidant à vérifier si elles peuvent bénéficier ou non de certains programmes gouvernementaux. Elle aide aussi des sociétés à faire rapidement un bond à l’international. «On leur montre comment on fait pour augmenter rapidement le bassin de clients», explique le président de l’organisation, Michel Leblanc. La Chambre de commerce et d’industrie de Québec est aussi très active pour faire grandir les entreprises québécoises, en misant elle aussi beaucoup sur l’expansion de ses membres à l’extérieur de la province. «Il faut penser exportation, et il faut le faire vite !» rappelle sa présidente et chef de la direction, Julie Bédard.
Pour les PME, miser sur l’international peut être une avenue intéressante et efficace pour grandir rapidement. Par contre, elles ne doivent jamais sous-estimer le défi de grandir à l’étranger, à commencer par l’expertise qui est nécessaire lorsqu’on fait une acquisition, selon Alain Lemaire, cofondateur de Cascades et aujourd’hui président exécutif du conseil d’administration. C’est dans les années 1980 que Cascades s’est lancée à l’international, en multipliant les acquisitions aux États-Unis et en Europe, incluant le redressement d’usines en difficulté dans l’industrie papetière.
M. Lemaire confie qu’il ferait les choses bien différemment s’il pouvait reculer dans le temps. «À l’époque, il n’y avait pas assez de formation à l’interne, confie-t-il. Si c’était à refaire, nos gens seraient mieux formés pour faire des acquisitions et reprendre des entreprises.»
Malgré cette lacune, Cascades a réussi à faire grandir ses nouvelles acquisitions au fil des ans, sans parler de celles réalisées pour diversifier ses activités dans les années 1990, en mettant notamment la main sur le producteur d’énergie renouvelable Boralex.
Faire grandir une société représente tout un défi, mais comporte autant d’avantages. Certes, l’économie du Québec se porterait bien si elle comptait plus de grandes entreprises privées. Reste à voir si la pénurie de main-d’oeuvre permettra d’atteindre cet objectif.