Être plus autonome dans son travail, c'est notamment pouvoir mieux exprimer ses talents propres. Mais... (Photo: Brooke Cagle pour Unsplash)
MAUDITE JOB! est une rubrique où Olivier Schmouker répond à vos interrogations les plus croustillantes [et les plus pertinentes] sur le monde de l’entreprise moderne… et, bien sûr, de ses travers. Un rendez-vous à lire les mardis et les jeudis. Vous avez envie de participer? Envoyez-nous votre question à mauditejob@groupecontex.ca
Q. – «Il y a six mois, j’ai pris la décision d’accorder davantage d’autonomie aux membres de mon équipe. Ils n’ont plus à demander mon go pour tout et n’importe quoi, ils peuvent prendre des décisions par eux-mêmes. Leur mission première: livrer la marchandise en temps voulu, peu importe comment ils s’y prennent. Le problème, c’est que je note une hausse de la procrastination: plusieurs se tournent les pouces pendant un bout, puis donnent leur 110% à l’approche du deadline. Ça ne donne pas de bons résultats. Et ça en épuise plus d’un de travailler comme ça. Devrions-nous faire marche arrière et fonctionner comme auparavant?» – Aleksandre
R. – Cher Aleksandre, il est dans l’air du temps de lâcher la bride des employés, car cela présente a priori de nombreux avantages. Par exemple, le simple fait d’avoir un pouvoir décisionnel accru est motivant, ce qui est bénéfique pour l’engagement des uns et des autres envers leur travail. Être davantage responsabilisé dans son travail, c’est se voir offrir la possibilité de mieux déployer ses talents propres, et donc, l’occasion de mieux s’épanouir dans son quotidien au travail. Ça peut également être la source d’un plus grand bien-être au travail; et, c’est bien connu, un employé heureux est souvent un employé performant.
Mais voilà, avoir les coudées plus franches au travail, cela présente certains risques. Des risques souvent méconnus. Des risques que met bien en lumière une récente étude signée par deux professeurs de droit, Michael Frakes, de l’Université Duke à Durham (États-Unis), et Melissa Wasserman, de l’Université du Texas à Austin (États-Unis). Regardons ça ensemble.
Les deux chercheurs ont eu accès à une base de données précieuse, celle des tâches effectuées par les employés de l’Office américain des brevets et des marques (USPTO), une agence du département du Commerce qui joue un rôle crucial dans la protection et la promotion de l’innovation aux États-Unis. Ils se sont intéressés à une période précise, à savoir celle du tournant managérial survenu en 2011: il avait été alors demandé à chacun de changer sa façon de travailler.
Jusqu’alors, chaque employé se devait d’analyser en profondeur un certain quota des demandes de brevet présentées sur une période de deux semaines. Parfait, semble-t-il: chacun travaille à peu près comme bon lui semble, pourvu qu’il atteigne ses objectifs bihebdomadaires. L’autonomie dont ils jouissent peut leur permettre de combiner bien-être et performance au bureau.
Le hic? Les données montrent que cela favorisait, en vérité, la procrastination.
– La plupart des employés avaient la fâcheuse tendance de remettre au lendemain le travail qu’ils pouvaient effectuer le jour même. En conséquence, ils travaillaient comme des fous à l’approche du deadline, à l’image de cuisiniers qui ne savent plus où donner de la tête lorsqu’ils sont en plein coup de feu.
– La performance globale n’était pas optimale.
Il faut savoir que l’analyse d’une demande de brevet se déroule en deux temps: tout d’abord, il s’agit de regarder si la demande répond à tous les critères d’admission; ensuite, il s’agit de valider le fait qu’il s’agit bel et bien d’une innovation (souvent, les demandes ne concernent qu’une infime amélioration d’une invention déjà existante, ce qui ne peut constituer une véritable innovation).
Or, en bouclant en quatrième vitesse la première étape de l’analyse afin de respecter le deadline fixé, des erreurs étaient souvent commises par les employés qui avaient procrastiné. Résultat? L’erreur finissait par se voir au cours de la seconde étape, ce qui représentait une perte de temps conséquente: nombre de demandes auraient dû être écartées dès la première étape, et n’auraient donc jamais dû être considérées lors de la seconde.
– L’accumulation des erreurs entraînait de tels retards que nombre d’inventeurs qui présentaient une demande de brevet finissaient par perdre patience et retiraient leur demande. À la clé, des inventions cruciales pour les États-Unis n’ont peut-être pas pu voir le jour, faute de brevet. Tout ça à cause d’une méthode de travail propice à la procrastination.
Que s’est-il passé en 2011? Un virage managérial majeur. Le principe des quotas bihebdomadaires a été maintenu, mais il lui a été ajouté une toute nouvelle contrainte: le versement quotidien de primes en fonction du temps moyen passé à analyser une demande de brevet.
Autrement dit, chaque jour, on considérait le temps passé par l’employé sur chaque dossier. Et si ce temps-là correspondait grosso modo au temps moyen que prend en général cette tâche, eh bien, l’employé recevait une récompense financière. L’idée était on ne peut plus simple: inciter chacun à travailler de manière constante.
Résultats? Tenez-vous bien.
– Fin rapide du travail en mode «coup de feu». Peu de temps après la mise en place de cette mesure, le nombre de demandes de brevet qui étaient analysées en mode «coup de feu» à l’approche du deadline a fondu de moitié. Et dans les mois qui ont suivi, il flirtait avec zéro. Rien de moins.
– Chute drastique des erreurs. De la même façon, les erreurs commises lors de la première étape, qui grugaient beaucoup de temps lors de la seconde étape, ont elles aussi quasiment disparu en un rien de temps. Ce qui représente un gain considérable en performance.
«Le changement est à la fois spectaculaire et complet», soulignent les deux chercheurs dans leur étude.
Voilà, Aleksandre. Donner simplement plus d’autonomie aux uns et aux autres ne suffit pas, il convient d’accompagner et de soutenir le changement de façon de travailler pour que cela donne de beaux résultats. En ce qui concerne l’Office américain des brevets et des marques, cela est passé par la combinaison de quotas bihebdomadaires et de primes à la régularité du travail sur une base quotidienne. À vous de voir ce qui pourrait fonctionner dans votre cas de figure. Peut-être la même chose, peut-être une légère variante. N’hésitez pas à m’en faire part lorsque vous aurez trouvé.
En passant, le philosophe français Michel de Montaigne a dit dans ses Essais: «Tout ce qui peut être fait un autre jour, le peut être aujourd’hui».