(Illustration: Camille Charbonneau)
LES CLÉS DE LA CRYPTO. Entre prophétie d’un Internet plus humain et cauchemar orwellien, le projet mondial porté par le créateur de ChatGPT, qui monnaie planétairement des identifiants numériques au départ d’un scan d’iris, en met forcément plein les yeux. Regardons-y de plus près.
De longues files de badauds en rang d’oignons envahissant les rues, attendant patiemment leur tour pour entrer dans l’Histoire. Des images qui rappellent la sortie d’un (énième) iPhone ou encore l’ouverture d’une succursale de la SQDC après la légalisation du cannabis. Il n’en est rien.
Toutes ces petites gens se suivent pour offrir les données uniques de leur iris à l’Orb en guise de «preuve d’humanité». «Une personne se fait vérifier toutes les 8 secondes», commentait, vidéo à l’appui, Sam Altman , le créateur de ChatGPT, trois jours après le lancement officiel de Worldcoin.
Comme l’indique en préambule le livre blanc du Worldcoin, les porteurs du projet se sont donné pour mission de créer un système, à la fois réseau d’identification et réseau financier, «globalement inclusif et appartenant à la majorité de l’humanité». Rien que ça.
Un chantier plus que pharaonique qui, s’il se concrétise, devrait «considérablement accroître les opportunités économiques, mettre à l’échelle une solution fiable pour distinguer les humains de l’intelligence artificielle en ligne tout en préservant la vie privée, permettre des processus démocratiques mondiaux et montrer une voie potentielle vers un revenu de base universel financé par l’IA», revendiquent les fondateurs.
Miracle ou malédiction technologique?
Intention louable à première vue. Les technologies de l’IA devraient potentiellement progresser dans un avenir proche, stimuler la productivité et créer de la richesse. Mais pour que les élites dirigeantes ne s’accaparent pas encore cette nouvelle richesse, Sam Altman, PDG d’OpenAI (l’entreprise derrière ChatGPT), et Alex Blania, PDG de Tools for Humanity, la prétentieuse enseigne chapeautant le Worldcoin, entendent distribuer de façon équitable cette prospérité à tout le monde, littéralement. Comment? Sous la forme d’un revenu universel de base censé procurer une certaine autonomie financière à des milliards d’individus et libellé en une cryptomonnaie reprenant le pompeux nom de Worldcoin (WLD), qui pour l’heure n’est qu’un token sur la blockchain Ethereum valant 2 $ US depuis sa mise en circulation.
Afin que quiconque puisse réclamer sa part, l’utilisateur doit alors se plier à l’identification biométrique via le fameux Orb, sorte de vieille webcam hypertrophiée, qui convertit le scan de l’iris en code numérique, le tout protégé par la cryptographie. Un détail technique qu’exècrent les détracteurs du projet depuis son dévoilement.
Certains n’y voyant là qu’un cauchemar orwellien ou, pour reprendre des termes plus imagés «un rêve érotique de la CIA», à la seule l’idée de collecter à l’échelle planétaire ces données on ne peut plus privées.
Le lanceur d’alerte de la NSA, Edward Snowden, avait à l’époque exhorté Sam Altman sur Twitter à ne pas «cataloguer les globes oculaires» pour la simple et bonne raison que la biométrie reste à proscrire, selon lui, des systèmes d’identification ou de sécurité.
Promesse du respect de la vie privée
Mais ne dit-on pas qu’avec le temps, tous les souvenirs sont bons. Oubliée la crise identitaire des géants du web, mis en cause pour leurs modèles commerciaux basés sur l’appropriation de données personnelles. Oubliés les méfaits du capitalisme de surveillance dont on critique les applications en Chine mais qu’on s’empresse d’alimenter s’il est drapé de l’innovation de la Silicon Valley.
Surtout que les promoteurs du Worldcoin garantissent la protection de la vie privée sur leur World App, leur réseau d’identification World ID et leur protocole de «proof of personhood» (PoP), permettant ainsi «à tout individu d’affirmer qu’il est une personne réelle et qu’il est différent d’une autre personne réelle, sans avoir à révéler son identité réelle.»
Car la crypto a connu des progrès techniques et permet aux utilisateurs de vérifier leur «humanité en ligne» tout en préservant leur vie privée, grâce aux systèmes dits à «connaissance nulle» (zk, zero knowlegde). Ces systèmes impliquent des méthodes cryptographiques pour prouver ou vérifier qu’un ensemble de faits est vrai sans révéler aucune information relative à ces mêmes faits.
«Nous ne voulons pas savoir qui vous êtes, juste que vous êtes unique», assurent les règles de conservation des données de Worldcoin aux côtés de toutes les autres ambitions et promesses de cet incroyable projet. «Comme il n’y a pas deux personnes qui ont le même schéma d’iris et que ces schémas sont très difficiles à falsifier, l’Orb peut vous distinguer avec précision de tous les autres sans avoir à collecter d’autres informations sur vous, pas même votre nom.»
D’ailleurs, seul l’IrisCode est archivé, Worldcoin efface directement les images oculaires de ses scanners dès que l’utilisateur s’inscrit. Sauf si ce dernier fait la demande explicite de conservation afin de réduire le nombre de fois où il aura besoin de revenir devant un Orb…
Possibilités limitées
Aussi infini paraît l’horizon actuellement pour le PDG de ChatGPT, dans un monde physique fini, même le Worldcoin connaît déjà des limites. Intrinsèques ou externes. À ce titre, on pense aisément à la régulation et à l’énorme suspicion des gendarmes de ce monde que peut nourrir ce projet à l’intersection de l’IA, la finance, la crypto et la (géo)politique.
Car si le Worldcoin espère distribuer équitablement un revenu de base à l’échelle mondiale, en élaborant des canaux financiers numériques accessibles à tous, tout en garantissant que chaque participant ne puisse pas réclamer deux fois le même revenu, le protocole Worldcoin en soi n’est pas destiné à générer des profits. Quelle sera en pratique la source de ce «financement par l’IA»?
Quant à l’élément matériel central du projet, l’Orb, les promoteurs ont beau revendiquer les plus hauts standards de protection pour se défendre contre les attaques évolutives, aucun équipement interagissant avec le monde physique ne peut prétendre à l’infaillibilité. «Il faut s’attendre à ce que l’Orb soit usurpé ou compromis par des acteurs déterminés», concèdent les porteurs de projet. Le protocole de gouvernance du Worldcoin peut d’ailleurs révoquer un identifiant s’il s’avérait qu’un des 2000 orbes produits a été détourné.
Notons aussi que si Worldcoin innove en termes d’identifiaction, le projet ne parvient pas à résoudre l’éternel problème de la fraude. La solidité technique de l’identification semble indiscutable. Certes, la biométrie étant probabiliste, la vérification biométrique comporte des taux d’erreur inhérents. Mais le taux d’erreur de l’Orb doit se situer aux alentours d’une chance sur 40 000 milliards, indique le livre blanc.
Cela étant dit, l’authentification du propriétaire légitime d’un World ID se heurte au même défi que pour tout autre mécanisme d’identification : le vol et l’usurpation. Si une personne transmet ses données World ID à un fraudeur par mégarde, ce dernier peut alors l’utiliser librement.
Alors, s’ouvre-t-il devant nos yeux un futur plus sûr en ligne et équitable dans le réel, la numérisation de nos êtres, une fuite de données biométriques sans précédent? Pour l’heure, tout reste à voir.