(Photo: Kelsey Chance pour Unsplash)
INDUSTRIE DE L’ALCOOL. Peu d’industries peuvent se vanter de vouloir accueillir davantage de concurrents, de l’extérieur par surcroît, mais c’est bien le cas de la viticulture au Québec.
« Je suis favorable à l’arrivée de groupes étrangers, affirme le président du Conseil des vins du Québec (CVQ) et propriétaire du Vignoble Ste-Pétronille, à l’île d’Orléans, Louis Denault. Il y a de la place ici. »
Un des doyens viticoles au Québec, le copropriétaire de l’Orpailleur, Charles-Henri de Coussergues, voit aussi d’un bon œil un influx de l’extérieur, que ce soit par des entreprises canadiennes, européennes, américaines ou d’ailleurs.
« Je suis convaincu qu’on va voir des vignerons étrangers s’installer ici, même qu’il y a deux groupes qui sont en train de tourner pour investir, mentionne-t-il. Ils vont nous amener plus loin. » Charles-Henri de Coussergues estime également qu’« il y a beaucoup d’espace pour de nombreux producteurs, car on n’a environ qu’un pour cent du marché québécois du vin. On reste marginal. On est une goutte dans l’océan ».
Demande trop forte
Si les producteurs d’ici ne craignent pas la concurrence, c’est qu’ils n’arrivent pas à répondre à la demande, qui a bondi depuis quelques années et qui s’est amplifiée durant la pandémie avec la vague de l’achat local.
« J’ai arrêté de vendre du vin cet hiver pour en garder pour cet été pour ma terrasse », confie Sylvie Bissonnette, copropriétaire du Vignoble de Pomone, situé à Coteau-du-Lac, à l’ouest de Montréal.
Sylvie Bissonnette, copropriétaire du Vignoble de Pomone, situé à Coteau-du-Lac, à l’ouest de Montréal (Photo: courtoisie)
« La demande, c’est presque un problème, renchérit Matthieu Beauchemin, copropriétaire du Domaine du Nival, près de la rivière Yamaska, en Montérégie. On est continuellement en rupture de stock. On vend en ligne en quelques minutes. Ensuite, on doit gérer des frustrations ou des déceptions. »
Puisque la vigne prend au moins quatre ans avant de fournir une récolte complète et que les investissements initiaux sont considérables, la faiblesse de l’offre ne se résorbera pas de sitôt.
« On manque de vignes, constate Louis Denault. On sera toujours en pénurie de vin québécois. On est à environ 200 000 bouteilles produite ici, mais l’objectif du CVQ, c’est d’arriver à 10 % du marché, donc à l’équivalent de 20 millions de bouteilles. »
Taille critique
Davantage d’investissements d’acteurs québécois et d’ailleurs permettrait de mieux structurer l’industrie du vin.
« Il faut se développer quantitativement en surface pour que l’industrie atteigne une taille critique, mais on en est assez loin », soutient le Français Louis Lurton, qui est passé de la région de Bordeaux à la Montérégie avec son Domaine Saint-Basile Lurton-Champagne.
L’arrivée de joueurs avec des poches profondes attirera des talents, fait valoir celui qui a développé le vin biologique à Bordeaux et qui vient d’une des plus grandes dynasties familiales viticoles du monde.
« Ils vont permettre de développer une industrie connexe : de la machinerie, des services de spécialistes comme des agronomes, des œnologues, des laboratoires », énumère Matthieu Beauchemin.
Changements de réglementation
Misant sur de petites exploitations – très souvent avec un volet agrotouristique qui a dynamisé l’économie de plusieurs régions –, les vignerons québécois ne craignent pas de voir leur paysage changer radicalement avec la venue d’autres acteurs.
« On ne verra pas de grands vignobles en raison de l’hiver, affirme Charles-Henri de Coussergues. Notre production n’en sera jamais une de volume en raison des coûts ; on ne va pas concurrencer l’Espagne, la Californie ou l’Australie. Elle restera spécialisée, parce qu’on doit protéger la vigne en hiver. C’est une contrainte énorme qui n’est pas mécanisable. » Il souligne également que la taille de la vigne doit se faire au printemps, « ce qui constitue un autre fardeau logistique et financier ».
Pour toutes ces raisons, la viticulture québécoise « va rester une agriculture à échelle humaine », selon lui.
Pour que l’industrie se développe, tous les intervenants interrogés par « Les Affaires » ont toutefois souligné que des changements réglementaires provinciaux sont incontournables.
« La réglementation sur les alcools est “passée date”, déclare le président du CVQ, Louis Denault. Elle est restée accrochée au temps de la prohibition. Il y a plusieurs règlements inexplicables et pleins de petits freins au développement. »
Par exemple, les petits vignerons québécois ne peuvent pas se regrouper en coopérative pour vinifier leur raisin ou encore se partager des équipements, comme cela se faire ailleurs dans le monde. Ils doivent donc tout acheter individuellement et tout faire à leurs installations.
« Je ne peux pas aller presser chez un collègue vigneron, parce que c’est interdit », souligne Matthieu Beauchemin, qui a dû attendre huit ans avant d’atteindre la rentabilité avec son vignoble lancé en 2011. « Il y a très peu de flexibilité en matière de transformation. Cela ralentit énormément le développement de l’industrie. »
Si on considère qu’un vigneron ne touchera rien pendant ses trois premières années d’exploitation, que le coût des terres agricoles a explosé, qu’il faut acheter tout son équipement, qu’il est difficile de trouver de la main-d’œuvre, que les banques sont réticentes à prêter des fonds en raison d’échecs passés dans l’industrie et que les aléas de la météo risquent à tout moment de compromettre des récoltes, il n’est pas surprenant que les projets vinicoles ne pleuvent pas au Québec.
Louis Lurton estime qu’une mobilisation des acteurs du monde viticole, agricole, politique et financier est essentielle pour atteindre un niveau supérieur. « Le Québec mérite mieux, remarque-t-il. Il y a un travail qu’il faut amplifier pour mieux connaître le terroir afin de développer une identité québécoise. »
Le Français espère un jour réaliser un grand rêve : exporter du vin québécois. « J’espère être sur la carte des grands restaurants à New York. »