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Se transformer en investisseur engagé

Simon Diotte|Édition de la mi‑octobre 2019

Se transformer en investisseur engagé

(Illustration: Antonio Uve, Colagene)

INVESTIR POUR CHANGER LE MONDE. De plus en plus de petits épargnants veulent investir dans des placements qui respectent leurs valeurs. Bienvenue à l’ère de l’investissement responsable, le segment de l’investissement boursier qui connaît la plus forte croissance partout dans le monde.

Depuis 20 ans, j’investis à la Bourse pour ma retraite. En contribuant chaque année à mes REER et en profitant de la «magie» de l’intérêt composé, je commence à posséder, selon mes propres standards, une jolie cagnotte.

Je suis fier du chemin parcouru, mais depuis quelques années, je me demande si mes investissements ne heurtent pas mes valeurs. J’ai beau vouloir m’enrichir, je ne supporte pas l’idée de m’associer à des entreprises polluantes ou qui exploitent des gens vulnérables. Alors comment concilier l’investissement boursier à mes valeurs profondes ?

Comme actionnaire de multiples entreprises, parmi lesquelles se trouvent malgré moi des sociétés pétrolières, je ne suis pas le seul à vivre ce dilemme. De plus en plus de petits investisseurs se retrouvent dans cette situation. Ils veulent faire partie de la solution quant aux immenses défis écologiques et humains qui nous interpellent en mobilisant leur capital. «Les investisseurs sont en quête de sens», affirme Olivier Gamache, président-directeur général de Groupe investissement responsable, une entreprise qui accompagne les entreprises ou des institutions financières dans le monde de l’investissement responsable.

Sauf qu’en s’informant sur le monde de l’investissement, de nombreux épargnants doivent suivre le parcours du combattant. Lorsqu’ils posent des questions à leur conseiller financier sur les placements plus écologiques ou éthiques, ils n’obtiennent souvent aucune réponse ou, pire, ils se font répondre que l’argent n’a pas d’odeur et qu’investir avec de belles valeurs risque de leur faire perdre des plumes… C’est ce que j’ai personnellement vécu en rencontrant un jeune gestionnaire, à qui j’envisageais de confier une partie de mes avoirs. C’est une histoire qui se répète régulièrement, selon les spécialistes en la matière et de petits investisseurs qui m’ont partagé leur expérience.

Pourtant, cet argumentaire, largement répandu dans le domaine, est erroné. De nombreuses études montrent que les investissements responsables, ceux qui intègrent systématiquement les considérations environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) dans leurs critères de sélection, battent les placements traditionnels. À preuve : selon le plus récent rapport de la firme de cotation Morningstar sur la performance des fonds durables, 63% des fonds ESG ont terminé l’année 2018 dans la moitié supérieure de leur catégorie respective, et 35 % dans le haut du quartile, surpassant les placements traditionnels.

Ces fonds sont également moins volatiles, précise le rapport, et contiennent des entreprises de meilleure qualité qui résistent mieux aux difficiles conditions du marché. L’année 2018 n’est pas une cuvée d’exception. Morningstar conclut à une meilleure performance des fonds ESG sur des horizons de trois et de cinq ans.

Le mythe associant faible rendement et investissement responsable persiste néanmoins. «Il existe un goulot d’étranglement dans le monde des conseillers financiers, où cette information ne semble pas se rendre. Souvent, le consommateur bien informé en connaîtra plus à ce sujet que son conseiller financier. Ce dernier rejettera ses arguments afin de conserver sa crédibilité», déplore Olivier Gamache.

Malgré leur manque de notoriété dans le grand public, les solutions de placement responsables sont en plein essor. Pionnière en la matière, Desjardins a lancé des fonds communs responsables en 2009 et vient d’élargir sa gamme en 2018, ajoutant notamment des portefeuilles ciblés sur les énergies vertes et des fonds négociés en Bourse. BMO et RBC possèdent chacun leurs fonds sans combustible fossile. Aux États-Unis seulement, le nombre de fonds responsables sur le marché a bondi de 50 % en 2018.

Le hic, c’est que ces fonds ne sont pas toujours mis de l’avant par les émetteurs et semblent, pour le moment, surtout atteindre des consommateurs initiés plutôt que le particulier qui cotise à ses comptes CELI et REER.

Même dans l’industrie financière, la terminologie et la mécanique derrière les placements responsables demeurent encore méconnues. «Pendant longtemps, nous avons prêché dans le désert», rappelle John Bai, chef des investissements chez Placements NEI, autre pionnière dans le domaine au Canada. Une des causes de ce décalage : les financiers n’ont pas l’habitude de prendre en compte les externalités des entreprises, comme la pollution de l’air ou de l’eau. Or, ceux-ci naviguent de plus en plus à contre-courant, car les investisseurs conscientisés se multiplient comme des lapins et veulent maintenant que l’évaluation des sociétés dépasse le bilan comptable. «Au-delà de générer du profit, ils exigent que les entreprises aient un impact positif sur la planète», indique le chef des investissements de Placements NEI.

L’investissement responsable a le vent dans les voiles partout dans le monde. Les fonds d’investissement responsable engrangent de plus en plus d’argent, et ce mouvement s’accélère, l’année 2018 étant la troisième année record consécutive. À l’échelle mondiale, 30 billions de dollars américains sont actuellement investis dans des investissements responsables, selon le Global Sustainable Investment Alliance. Au Canada, 1,7 billion de dollars américains y sont investis, en progression de 21% par année depuis 2014.

La vague des fonds ESG frappe de plein fouet les investisseurs institutionnels du Canada. Selon le rapport spécial du Baromètre de confiance Edelman de décembre 2018, 91% d’entre eux ont modifié leurs critères de sélection en vue d’accorder davantage d’importance aux principes ESG. De ce nombre, 65 % ont revu leur démarche au cours de la dernière année.

Signe de cette tendance, de grands investisseurs institutionnels se désengagent progressivement du pétrole, comme le fonds souverain norvégien, le plus important fond du monde, qui gère mille milliards de dollars. Au Québec, c’est le cas des deux fonds de travailleurs, Fondaction et le fonds de solidarité FTQ. Quant à la Caisse de dépôt et placement du Québec, elle accorde des bonus à ses gestionnaires qui réduisent l’intensité carbone de leurs portefeuilles et considère depuis 2017 le facteur climatique dans toutes ses décisions d’investissement.

Avec du retard, les petits épargnants commencent à surfer sur la vague. Chez Wealthsimple, une firme d’investissement en ligne, un quart des investisseurs optent pour des fonds responsables. Chez Desjardins, 20 % de ses clients-investisseurs possèdent des fonds responsables, qui correspondent à 10% de leurs actifs. Néanmoins, nous ne sommes qu’au début de cette tendance dans le grand public, car ce type d’investissement demeure méconnu. Un sondage dévoilé en mai dernier par Desjardins indique aussi que 18% des répondants croient que leur potentiel de rendement est moindre et 38% n’en savaient pas trop.

De la religion à l’environnement

L’investissement responsable ne date pas d’hier, mais il se métamorphose. Les premiers placements dits responsables respectaient les valeurs de groupes religieux. «Jusque dans les années 1990, ces portefeuilles d’actifs mettaient de l’avant des critères d’exclusion, rejetant par exemple les entreprises d’alcool, de tabac ou d’armes à feu, ou encore l’énergie nucléaire», explique Tim Nash, chroniqueur en investissement responsable. Il a fondé la firme Good Investing en lui donnant comme mission de coacher les petits épargnants vers des fonds qui reflètent leur valeur. Il est aussi fondateur du blogue The Sustainable Economist.

À compter des années 2000, les préoccupations environnementales et sociétales, comme l’égalité des sexes, prennent le devant de la scène. Au même moment, l’ONU lance le Pacte mondial, qui somme les entreprises à adopter une attitude socialement responsable en respectant dix principes liés aux droits de l’homme, aux conditions de travail, à l’environnement et à la lutte contre la corruption. En 2006 s’ajoute, en complément du Pacte mondial, l’adoption, sous l’impulsion d’investisseurs, des Principes de l’investissement responsable. «Cette initiative encourage les actionnaires à se responsabiliser», résume Olivier Gamache, du Groupe investissement responsable. En date d’août 2019, plus de 9 913 entreprises de 161 pays avaient signé le Pacte mondial, et plus de 1 400 gestionnaires de fonds ont apposé leurs signatures aux Principes de l’investissement responsable, en provenance de plus de 50 pays.

De nos jours, l’investissement responsable se décline sous deux principales formes. Il y a les fonds, qu’ils soient communs ou négociés en Bourse, qui prennent en compte les critères ESG dans la sélection des entreprises, en plus des traditionnels critères financiers. Ceux-ci valorisent les entreprises qui diminuent les externalités négatives, comme la pollution atmosphérique. Les fonds ESG ne font aucune concession sur le rendement. «Au contraire, on force les entreprises à se surpasser. Par exemple, en réduisant leur consommation énergétique, les entreprises se placent à l’avant-garde des changements qui pourraient être exigés d’ici deux ou trois ans», explique Deboras Debas.

L’autre déclinaison du secteur de l’investissement responsable, c’est l’investissement à retombées sociales, ou d’impact. Celui-ci vise à obtenir une amélioration quantifiable dans un secteur donné, comme la réduction des gaz à effet de serre ou de la consommation d’eau. Ces investissements adoptent souvent des thèmes précis (Lire «Devenir un moteur du changement»).

Du pétrole dans mon fonds vert

La composition des portefeuilles ESG suscite toutefois la controverse. Beaucoup de consommateurs constatent, en détenant des fonds estampillés responsables, qu’ils possèdent des titres de sociétés pétrolières et minières, ou encore des parts dans des entreprises qui n’ont pas une odeur de sainteté, comme Amazon ou Google, des champions de l’évitement fiscal. C’est le cas notamment du portefeuille dit responsable de Wealthsimple, qui détient des parts dans Suncor, une entreprise de Calgary qui se spécialise dans l’exploitation des sables bitumineux. La société de portefeuille en ligne ne fait pas cavalier seul en ne désinvestissant pas du pétrole. Plusieurs fonds SociéTerre de Desjardins possèdent aussi du Suncor et du Enbridge, une entreprise d’oléoducs.

«Comment peut-on respecter le critère environnemental, de l’acronyme ESG, en possédant des intérêts dans les sables bitumineux ?» me questionne une amie, interloquée de voir ses titres dans ses placements qu’elles croyaient verts, elle qui n’avait jamais pris la peine de s’intéresser à la composition exacte de ses fonds communs renfermant une centaine de sociétés. «Ces produits ESG sont-ils vraiment verts ou je suis victime d’écoblanchiment ?», réfléchit cette trentenaire.

Pour expliquer la présence de titres pétroliers dans des fonds ESG, disent les experts en investissement responsable, il faut comprendre la mécanique dernière ce type de portefeuille, dont le marketing tend à réduire leur complexité à grand renfort de logos de planète et de nounours en santé. Or, l’investissement responsable ne se résume pas à acheter des arbres. Il se base plutôt sur quatre stratégies : le meilleur de sa catégorie, l’engagement actionnarial, la collaboration entre actionnaires et le désinvestissement.

La première stratégie vise à choisir les meilleures entreprises, les «Best in class», selon le jargon du milieu, dans un secteur donné. «Les gestionnaires choisissent des entreprises qui ont le plus d’effets positifs ou le moins d’effets négatifs dans un secteur. C’est pour cette raison que les fonds ESG canadiens détiennent des pétrolières, car les gestionnaires ne veulent pas sortir complètement de ce secteur névralgique de la Bourse canadienne afin de proposer des portefeuilles équilibrés. Suncor, une pétrolière qui investit beaucoup dans la transition énergétique, tout comme Enbridge, obtient ainsi le choix des gestionnaires par leur démarche active», justifie Frank Coggins.

Ce qui ne veut pas dire qu’on donne carte blanche aux gros pollueurs. L’un des principes fondamentaux de l’investissement responsable, ce qui le distingue des fonds traditionnels, c’est le principe de l’engagement actionnarial. «Une fois qu’on détient des parts, on obtient un droit de regard sur les politiques de l’entreprise. Ça nous donne un levier pour les encourager à améliorer leur pratique», explique Deborah Debas, de Desjardins.

Pour maximiser leur impact, les gestionnaires de fonds ESG collaborent en vue de forcer le changement. «Nous engageons le dialogue avec les entreprises, visitons leurs installations, posons des questions difficiles. Par les fonds responsables, nous sommes des investisseurs engagés», explique Andrew Simpson, gestionnaire de fonds socialement responsable chez Vancity Investment Management. «La plus-value de ces fonds ne vient pas uniquement de la sélection de titres, explique Frank Coggins, mais de la gestion active de ces fonds.»

S’agit-il toutefois d’un dialogue de sourds où les dirigeants d’une entreprise n’écoutent que poliment les doléances des investisseurs responsables ? «Non, croit Olivier Gamache, de Groupe investissement responsable. La masse critique est maintenant atteinte. Les investisseurs responsables sont en pouvoir de demander plus de transparence aux entreprises dans leur émission de carbone et réussissent à faire passer des résolutions contraignantes.»

«En accompagnant les entreprises dans un processus de changement, on croit qu’elles seront mieux positionnées pour un futur faible en carbone. À long terme, elles seront les entreprises les plus profitables, qui procureront un meilleur rendement aux actionnaires», dit John Bai. Un militantisme qui n’est pas complètement désintéressé. Le dialogue touche aussi la rémunération excessive des dirigeants, considérée comme néfaste dans la perspective ESG, un écart trop important de revenus posant un risque systémique pour toutes les sociétés, et l’évitement fiscal.

Un exemple probant de l’engagement actionnarial, c’est l’initiative de Placements NEI, qui a fait adopter en juin dernier, à l’assemblée annuelle des actionnaires de GM, une résolution réclamant du géant de l’automobile de dévoiler ses stratégies en matière de lobbying. «L’objectif était de mettre en lumière le fait que GM adopte un double discours. En public, elle appuie les Accords de Paris et veut jouer un rôle dans la lutte aux changements climatiques. Dans les officines gouvernementales, elle fait le contraire. Elle milite contre le resserrement des règles concernant la diminution des émissions polluantes des automobiles», explique John Bai.

La résolution insistait sur le fait que le comportement antienvironnement de GM expose les actionnaires à un risque financier, GM risquant de se faire doubler par d’autres fabricants plus verts, comme Tesla. En refusant de s’adapter à la nouvelle donne, le constructeur automobile pourrait souffrir du durcissement des règles environnementales dans plusieurs États américains et à l’étranger. «C’est la preuve qu’il faut rendre les entreprises imputables», dit John Bai, chef des placements chez Placements NEI.

L’ultime stratégie, c’est le désinvestissement. Une démarche séduisante à première vue, souvent promue par les écologistes, mais dont l’efficacité ne fait pas l’unanimité. «Le problème, c’est qu’en se délestant des entreprises pétrolières, à titre d’exemple, d’autres bailleurs de fonds sans scrupules prendront la place des investisseurs consciencieux et exploiteront la ressource à fond, sans égards aux conséquences, car la demande de pétrole, que l’on veuille ou non, demeure forte. À mon avis, appuyer et encadrer les entreprises dans le changement, en forçant l’amélioration de leurs meilleures techniques d’extraction, plutôt que la politique de la chaise vide, se révèle plus profitable afin de diminuer les GES», dit Frank Coggins. Cet universitaire rappelle que dans le concept ESG, il y a également le mot social. «On doit considérer également les facteurs humains dans le processus de transition énergétique, comme le taux de chômage en Alberta», argumente-t-il.

Pétrole ou pas pétrole ? Si les particuliers n’avaient pas vraiment le choix d’investir dans des fonds comportant des actifs pétroliers auparavant, la multiplication des produits ESG élargit maintenant les possibilités. «Les produits se raffinent. De plus en plus de fonds répondent à des thèmes particuliers, comme les technologies propres, ce qui permet aux gens de jouer un rôle dans des domaines précis», dit Frank Coggins.

Fonds éthique, fonds leadership féminin, fonds végane ; l’investisseur responsable aura bientôt l’embarras du choix pour se donner bonne conscience tout en faisant fructifier ses avoirs.

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Les critères ESG en bref

Environnement

– Lutte aux changements climatiques

– Protection de la biodiversité et des habitats

– Gestion de l’eau

– Réduction du gaspillage et de la pollution

Sociaux

– Meilleures conditions de travail

– Acceptabilité sociale et retombées économiques pour les collectivités locales

– Diversité du personnel (égalité homme-femme)

Gouvernance

– Rémunération responsable des dirigeants

– Lutte à la corruption

– Diversité et structure du conseil d’administration

– Droits des actionnaires

– Politique en matière de transparence