Braver la visibilité réduite pour regagner le bureau
Karl Rettino-Parazelli|Édition de la mi‑septembre 2021(Photo: Martin Flamand)
Cette rentrée qui s’annonçait plus « normale » que la précédente ne le sera finalement pas tant que ça. Entre le retour au bureau et le télétravail, le cœur de bien des entreprises balance, et la mobilité s’ajoute maintenant à l’équation. Après tout, le fait de revoir ses troupes en personne entraînera forcément des répercussions importantes sur la circulation routière et les réseaux de transport en commun. Comment naviguer dans ce brouillard qui se dissipe ou se densifie au rythme des vagues pandémiques ? « Les Affaires » vous montre le chemin pour une conciliation domicile-bureau efficace, sécuritaire et rentable.
Le mardi, c’est jour de dégustation dans les bureaux de Sélections Oeno. Au milieu de la cuisine aux teintes grises et dorées, les nouveaux produits sont soigneusement disposés sur le comptoir de quartz, fiches descriptives et bouchons de liège bien en vue. Les employés de cette agence montréalaise de représentation de vins et de spiritueux s’en approchent quand bon leur semble pour se tremper les lèvres, en quête de la prochaine perle rare.
« On a fait des dégustations à distance pendant la pandémie, raconte la vice-présidente aux opérations de l’entreprise, Sophie Hurtubise. C’était complexe… et c’était plate ! » s’exclame-t-elle en riant.
Après avoir tenté différentes formules d’organisation du travail depuis le début de la pandémie, la PME établie à L’Île-des-Sœurs a finalement opté pour un modèle hybride qui semble s’imposer comme la norme dans plusieurs secteurs d’activité dans tout le Québec. Cela se traduit par une présence obligatoire au bureau deux jours par semaine et du télétravail permis le reste de la semaine. « Aujourd’hui, le but, c’est de se rassembler, de reconnecter avec les collègues, de faire vivre notre culture d’entreprise », souligne Sophie Hurtubise.
À Sélections Oeno comme ailleurs, tout est bouleversé. Les habitudes de travail, bien sûr, mais aussi les habitudes de déplacement. On s’en rend d’ailleurs bien compte en jetant un coup d’œil par la fenêtre de la salle de réunion, qui offre une vue imprenable sur le centre-ville de Montréal… et sur le pont Samuel-De Champlain.
« Il y a de toute évidence moins de trafic qu’avant, observe la vice-présidente aux opérations. Avant, on avait de la difficulté à se trouver des places de stationnement. Maintenant, ce n’est plus un problème. »
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L’énigme de l’achalandage
Les responsables des différents réseaux de transport québécois s’entendent au moins sur une chose : il est difficile de prédire l’achalandage des prochains mois. Entre autres parce que bien des entreprises ont repoussé le retour au bureau en raison des craintes liées au variant Delta. Cela dit, certaines tendances se dégagent.
Les plus récentes données comparatives du ministère des Transports du Québec (MTQ) indiquent que lors des premiers mois de 2021, le volume de circulation observable sur les routes de la province est généralement revenu à environ 80 % de ce qu’il était avant la mi-mars 2020.
« Les infrastructures routières étaient là avant la pandémie, elles étaient là pendant et elles vont le demeurer après. La capacité du réseau routier répond aux besoins », note Nicolas Vigneault, porte-parole du MTQ. Toutefois, 17 chantiers importants se dérouleront à Montréal cet automne et près de 50 axes de mobilité (voies de contournement) ont été créés par la municipalité afin de permettre aux conducteurs d’éviter les chantiers.
Les réseaux de transport en commun de la grande région de Montréal prévoient quant à eux retrouver entre 50 % et 75 % de la fréquentation prépandémie, surtout grâce au retour en classe des étudiants.
L’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM) croit que l’achalandage reviendra même à 85 % de ce qu’il était en 2019 d’ici la fin de l’année, mais que la baisse de fréquentation de l’ordre de 15 % sera récurrente par la suite, en raison du télétravail. « On pense qu’il y a une tendance lourde actuellement, […] ce qui va entraîner un taux d’utilisation moindre des transports collectifs », estime le directeur général de l’ARTM, Benoît Gendron.
À son avis, le principal défi de son organisme sera donc de convaincre ceux qui doivent se déplacer qu’ils ont tout intérêt à le faire en transport en commun. Si l’aide gouvernementale a permis aux sociétés de transport de la région métropolitaine de maintenir un niveau de service comparable à celui d’avant la pandémie, l’ARTM se dit maintenant prête à modifier ses horaires au besoin pour s’adapter aux nouvelles habitudes de déplacement en dehors des heures de pointe.
À Québec, le Réseau de transport de la Capitale (RTC) s’attend lui aussi à retrouver environ 75 % de son nombre d’utilisateurs habituel cet automne, notamment grâce à une offre tarifaire adaptée aux télétravailleurs. Un nouveau lot de 20 billets s’adresse par exemple à ceux et celles qui vont au bureau deux ou trois jours par semaine.
Ce genre de produit à mi-chemin entre le lot de 10 billets et l’abonnement mensuel se fait toujours attendre dans la région de Montréal, mais de nouveaux tarifs seront annoncés sous peu, assure Benoît Gendron.
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Un « beau momentum»
En prenant un pas de recul, Aline Berthe, qui préside l’Association des centres de gestion des déplacements (CGD) du Québec, croit que l’incertitude qui plane sur l’avenir de la mobilité représente une occasion à saisir, bien plus qu’une source d’inquiétude.
« Je pense qu’il y a un beau « momentum » pour que les entreprises se positionnent en faveur de modes de déplacements durables, explique celle dont le mandat est de promouvoir la mobilité durable sous toutes ses formes. Elles ont vraiment un rôle à jouer, parce qu’elles sont un point de contact privilégié pour leurs employés. »
« Pendant la pandémie, on a vu plusieurs personnes se tourner vers l’auto solo, constate Aline Berthe. Si les entreprises ne réfléchissent pas à la mobilité durable, je crains un retour massif à l’auto solo, ce qui pourrait entraîner plus de congestion routière qu’avant la pandémie. »
À la demande de la Ville de Montréal, les CGD métropolitains ont élaboré un guide à l’intention des entreprises qui se grattent la tête en pensant aux prochains mois. Promotion du covoiturage, horaire de travail flexible, installation de supports à vélo ou de bornes électriques, politique pour encadrer les déplacements en avion : le document ratisse large et offre des pistes de solutions aux entreprises de toutes tailles.
Les espoirs sont les mêmes dans la Vieille Capitale : moins d’autos et plus de transport en commun ou actif, en particulier à vélo. « Il y a eu une grosse vague d’intérêt pour le vélo pendant la pandémie, note la coordonnatrice en mobilité durable du CGD de la région de Québec (baptisé Mobili-T), Jessie Breton. J’espère qu’elle va se transposer dans les déplacements au travail. »
Les vélos électriques en libre-service qui ont fait leur apparition dans les rues de Québec en juillet dernier pourraient d’ailleurs convaincre certains indécis, croit-elle.
Penser à tout
La réflexion en cours concernant le télétravail et ses effets sur la mobilité doit se faire de manière approfondie, estime la professeure à l’École des sciences de l’administration de l’Université TELUQ, Diane-Gabrielle Tremblay, puisqu’à son avis, le « modèle hybride est là pour rester ».
« Le rôle premier de l’employeur est de planifier le retour au bureau pour assurer la sécurité des employés au travail et la meilleure organisation des équipes », rappelle-t-elle.
Cette spécialiste des nouvelles formes d’organisation du travail croit par exemple que nous assisterons au retour en force des bureaux individuels, qui avaient depuis quelques années laissé place aux espaces de travail ouverts.
Elle conseille aux employeurs d’établir une politique claire concernant le partage des bureaux selon les journées de présence des employés et de rendre les autres espaces accueillants pour inciter les travailleurs à y remettre les pieds. Surtout lorsqu’on sait que la solitude est l’un des principaux effets négatifs du télétravail.
Les journées de travail devraient par ailleurs être associées à des tâches précises selon que l’employé est au bureau ou en télétravail, souligne-t-elle. On peut très bien rédiger un rapport en pantoufles dans son salon, mais un brassage d’idées concernant une nouvelle gamme de produits se fait souvent mieux entouré de collègues en chair et en os.
Diane-Gabrielle Tremblay prédit également que les habitudes de déplacements ne seront plus les mêmes, autant pour les employés que les employeurs. « Se déplacer en avion à l’autre bout du monde pour deux heures de réunion, je pense que ça fait sans doute partie du passé. »
Elle s’attend donc à ce que les voyages d’affaires soient moins nombreux et que les séjours à l’étranger qui demeurent essentiels s’allongent pour regrouper plus de rencontres.
Centres-villes en attente
Le télétravail en hausse et les déplacements en baisse laissent aussi entrevoir des répercussions importantes sur les centres-villes de la province, qui comptent sur le retour des employés des tours de bureaux pour reprendre vie.
Le président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain (CCMM), Michel Leblanc, croit que septembre et octobre seront « des mois d’expérimentation », avec des employés et des employeurs qui ne sauront pas encore tout à fait sur quel pied danser.
Comme le souligne la déclaration d’engagement « Retour dans les tours » lancée récemment par la CCMM et signée par plusieurs dizaines d’entreprises, Michel Leblanc espère qu’un retour au bureau « sécuritaire », « progressif » et « flexible » permettra de redynamiser la métropole.
« En ce moment, la crainte est que, dans beaucoup d’organisations qui m’ont fait part de leurs sondages, il y a un 10 % d’employés qui ne veulent absolument pas revenir au bureau et il y a un 25 % d’employés qui veulent absolument revenir, dit-il. Ce sont les 65 % restants entre les deux, qui sont incertains, qu’il faudra mettre à l’aise. »
« Aussi, est-ce que [les travailleurs] qui vont venir quelques jours par semaine vont dépenser autant pendant qu’ils sont au centre-ville qu’ils l’auraient fait dans une semaine complète ? » se demande Michel Leblanc.
Cette question se pose également ailleurs qu’à Montréal, mais le président de la Chambre de commerce et d’industrie de Québec, Steeve Lavoie, sait déjà de quel côté il penche. « Il va y avoir un impact, c’est certain, mais il ne sera pas de 60 % s’il y a 60 % moins d’occupation, prédit-il. Nous avons confiance qu’à moyen et à long terme, ça redeviendra ce que c’était auparavant pour les commerçants. »
Chose certaine, ce qui ne reviendra pas chez Sélections Oeno, c’est un horaire de travail fixe, au bureau. « Je pense que la pandémie aura apporté de la flexibilité aux entreprises qui étaient plus rigides, observe Sophie Hurtubise. À mon avis, le 9 à 5 du lundi au vendredi, c’est du passé. »