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Comment lever les tabous de l’EDI?

Olivier Schmouker|Édition de la mi‑mai 2022

Comment lever les tabous de l’EDI?

«Chaque fois qu’une prime est attribuée, il faut expliquer à tout le monde pourquoi elle a été accordée et selon quel processus», dit Dahlia Jiwan, cofondatrice d’Élance, une agence montréalaise de conseil en matière d’EDI. (Photo: 123RF)

Parler d’équité, de diversité et d’inclusion (EDI), c’est aussi parler de xénophobie, de dénigrement et de ségrégation. C’est aborder de front des tabous et d’autres idées reçues aussi tenaces qu’obsolètes, que cela concerne la supposée «faiblesse» d’un sexe, la prétendue «paresse» d’une génération, ou encore la soi-disant «incompétence» d’un groupe ethnique. 

Au travail, le sujet est si délicat que nombre de personnes préfèrent se taire plutôt que de dire tout haut les pensées qui leur viennent à l’esprit lorsqu’on se met à parler de sexisme, d’âgisme ou de racisme. Par peur de se montrer «politiquement incorrect» et d’en être sanctionnées. 

Résultat ? Ces silences freinent le bon déploiement des programmes d’EDI qui sont mis en place ici et là. Faute d’adhésion et d’enthousiasme.

Le journal Les Affaires a récemment diffusé sur les médias sociaux un questionnaire visant à dévoiler les pensées secrètes les plus fréquentes au Québec en matière d’EDI. Puis, il a demandé à différents experts d’indiquer comment ils s’y prendraient pour les tuer dans l’œuf, histoire d’inspirer les leaders désireux de rendre leur organisation plus tolérante et inclusive, pour ne pas dire plus humaine.

 

1. «Je suis sûr qu’elle a eu la prime parce qu’elle est une femme, et pas moi, parce que je suis un homme.»

Selon Dahlia Jiwan, cofondatrice d’Élance, une agence montréalaise de conseil en matière d’EDI, ce genre de réflexion traduit non seulement un « sentiment d’injustice », mais aussi la « peur de perdre sa place » au sein de l’organisation. La personne en question se sent soudainement en danger, en raison d’une politique managériale à laquelle elle n’adhère pas d’emblée.

« Une telle position vient d’un biais cognitif assez répandu, qui veut que les hommes soient globalement plus compétents que les femmes », explique-t-elle. Un biais renforcé par « l’habitude de voir peu de femmes à des postes d’autorité et de pouvoir » : dès lors qu’une collègue obtient une prime ou une promotion, cela paraît « illogique », donc « dangereux ».

Pour saper ce biais, la dirigeante de l’agence qui a reçu le prix Startup Révélation de l’année 2022 décerné par l’organisme sans but lucratif Startup Montréal préconise trois choses : communiquer, communiquer et communiquer. « Chaque fois qu’une prime est attribuée, il faut expliquer à tout le monde pourquoi elle a été accordée et selon quel processus », dit Dahlia Jiwan, en soulignant que le maître mot est alors « transparence ».

« Si une forme de discrimination positive a été utilisée, il convient de rappeler que cette pratique ne vise pas à pénaliser certains, mais à réparer une injustice à l’aide de mesures équitables », ajoute-t-elle.

 

2. «Pourquoi nous doter d’un programme de discrimination positive ? On n’en a pas besoin, on n’est pas racistes, ici.»

Monica Ricourt, consultante et conférencière spécialisée en EDI, déplore le fait que certains prennent des raccourcis lorsqu’ils entendent le terme « discrimination positive » : cela les amène à croire que d’autres seront aveuglément favorisés à leur détriment, ou encore que la performance et les compétences ne seront pas récompensées à leur juste valeur. « Ces personnes-là ne songent pas une seconde aux stéréotypes, aux idées préconçues et aux autres doubles standards qui sont allègrement véhiculés dans la société, parfois solidement ancrés dans la culture de leur propre organisation », dit-elle, en précisant que cette mentalité est « un frein majeur pour l’épanouissement professionnel des employés issus des minorités visibles et invisibles ».

Pour le réaliser, elle invite chacun à considérer l’organigramme de sa propre entreprise et à dénombrer le nombre de personnes d’origine asiatique qui occupent un poste de direction. « Au Québec, 4,6 % de la population est d’origine asiatique. Or, y a-t-il la même proportion d’Asiatiques à la tête de votre entreprise ? » lance-t-elle, en sachant fort bien que la réponse sera presque toujours négative.

Afin de surmonter ces « blocages mentaux », il convient tout d’abord de « reconnaître leur existence et leur influence » au sein de l’organisation, puis de « fixer des objectifs réalistes » aux mesures de discrimination positive adoptées par la haute direction. Dès lors, un plan d’action concret pourra être amorcé et se révéler efficace s’il parvient à impliquer l’ensemble des employés. Pour ce faire, il est nécessaire d’agir « à tous les échelons (recrutement, intégration, formation, promotion, environnement de travail, service à la clientèle…) », estime Monica Ricourt.

 

3. «Aujourd’hui, plus tu es minoritaire, plus tu as de pouvoir. C’est le monde à l’envers!»

Pour Jean-Philippe Beauregard, consultant principal de l’agence de consultation Équité Discrimination Diversité Inclusion (EDDI) établie à Québec, une telle pensée vient du « biais de désirabilité sociale », qui consiste à toujours vouloir se présenter aux autres sous un jour favorable. « Comme l’heure est à la diversité, ceux qui s’y opposent se taisent ou font semblant d’y adhérer, ce qui ne fait que les braquer davantage sur le sujet », explique-t-il.

Pour changer la donne, il faut « libérer la parole ». « Ça prend des leaders qui osent parler et prendre des engagements, contre les discriminations et pour le développement d’une culture organisationnelle plus inclusive », dit-il, en notant que « diversifier l’équipe de direction est toujours un signe fort en ce sens ».

L’important, c’est d’avoir conscience que l’on amorce ainsi un changement en profondeur de son organisation et, surtout, que cette mutation se révèle en générale « payante à moyen et à long terme ». « Une culture organisationnelle vraiment inclusive est attrayante pour les candidats talentueux et elle incite les employés issus de groupes marginalisés à demeurer en poste longtemps », indique Jean-Philippe Beauregard. Autant d’atouts non négligeables en ces temps de pénurie de main-d’œuvre…

 

4. «C’est triste à dire, mais les jeunes, on ne peut pas s’y fier: un jour ils sont là, le lendemain ils ne sont plus là, partis chez la concurrence.»

Chloé Freslon, présidente et fondatrice d’URelles, un cabinet-conseil montréalais en EDI, estime que les biais cognitifs, comme l’âgisme, sont prompts à s’exprimer lorsqu’on se trouve dans une situation stressante. « La pénurie de main-d’œuvre est une source de stress pour les PME, ce qui amène certains dirigeants et employés à penser que les jeunes sont responsables de tous les maux : contrats abandonnés faute de monde pour les remplir, surcharge de travail faute de jeunes recrues pour effectuer les tâches simples, etc. », illustre-t-elle.

Sa suggestion ? Multiplier les occasions de faire travailler ensemble les novices et les expérimentés, si bien que les derniers puissent réaliser qu’ils ont des préjugés à l’égard des jeunes (et inversement). « Ça peut être des petits projets menés en binômes, des cafés-rencontres, du mentorat », dit Chloé Freslon.

 

5. «C’est ridicule d’embaucher une personne noire. On embauche des personnes talentueuses, c’est tout.»

Face à ce genre de réflexion, Jessika Lacroix, conseillère en recrutement et développement des talents du réseau de conseillers pour entreprises PME MTL, recommande de « faire face aux résistances » et de « socialiser ».

Les gestionnaires doivent disposer des outils et de la formation nécessaires pour se montrer pédagogues en matière d’EDI (expliquer les bienfaits de la discrimination positive, énumérer les avantages de la diversité…). Ce faisant, ils facilitent « l’évolution des mentalités ».

Il leur faut également mettre en place un « plan de socialisation », soit organiser différentes activités permettant une bonne intégration des employés issus d’une minorité (5@7, BBQ, rencontres sportives…). « Cela permet aux uns et aux autres de montrer la richesse de leur culture, et de découvrir celle des autres », note-t-elle, en soulignant que l’idéal est d’y aller ainsi «pas à pas».

 

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