Il y a «une succession de murs de verre à traverser» à mesure qu’une personne issue d’une diversité souhaite progresser dans l’entreprise. (Photo: Martin Flamand)
Des programmes de discrimination positive ont fait les manchettes ces dernières semaines, soulevant l’ire de candidats déçus et de chroniqueurs étonnés. Peut-on pour autant déclarer que nous sommes allés trop loin en matière d’EDI (voir l’encadré ci-dessous) au travail ? «On s’est rendu compte que les progrès sont très faibles, analyse pour sa part Sandrine Devillard, associée senior chez McKinsey et Compagnie Canada et autrice principale du rapport «La diversité au travail au Canada», publié en janvier. Donc, ce n’est pas un sujet sur lequel on peut déclarer victoire et s’endormir sur nos lauriers.»
En effet, le Canada a beau se classer « dans les tout premiers en matière de diversité et d’équité » au travail dans les analyses internationales que réalise le cabinet-conseil McKinsey et Compagnie à ce sujet depuis 17 ans, les progrès en la matière y demeurent minimes. Or, les entreprises qui ne tentent pas d’attirer, et de retenir, davantage de personnes issues des différents types de diversité — d’origine ethnoculturelle, de religion, de sexe, de genre, d’orientation sexuelle, de capacités physiques et intellectuelles — dans leurs rangs risquent de s’en mordre les doigts.
« Les entreprises ont intérêt à surveiller leurs compétiteurs, parce que si eux s’intéressent à l’EDI et pas elles, elles peuvent perdre du personnel… et des parts de marché », avertit Chloé Freslon, présidente et fondatrice d’URelles, un cabinet-conseil montréalais en EDI.
Meilleure attraction et innovation
En contexte de pénurie de main-d’œuvre, l’attention portée à la diversité et à l’inclusion constitue effectivement un facteur d’attractivité et de rétention. « Il y a autant les employés actuels qui souhaitent travailler pour une organisation qui représente leurs valeurs que les candidats potentiels qui ont la même préoccupation et qui sont sensibles à la manière dont les offres d’emploi sont rédigées », résume-t-elle, en soulignant qu’il s’agit de l’une des principales préoccupations des entreprises qui font appel à son cabinet-conseil.
« Cela permet également de marquer des points dans une demande de subvention ou encore d’attirer les consommateurs soucieux de l’image des entreprises, particulièrement les millénariaux et les Z », poursuit Chloé Freslon. Davantage encore depuis le meurtre de Georges Floyd, en mai 2020. « Le mouvement Black Lives Matter a mis les organisations américaines face à leurs responsabilités en matière d’homogénéité de main-d’œuvre ; ça a drastiquement changé les choses et ça a traversé les frontières. »
C’est aussi entré dans les bureaux des fonds d’investissement et de capital de risque, dont BDC Capital, qui portent de plus en plus attention à l’EDI, car le manque de diversité est « clairement identifié comme un facteur de risque », note-t-elle. À l’inverse, le Forum économique mondial a calculé en 2020 que les entreprises les plus performantes en la matière ont « une capacité jusqu’à 30 % supérieure de détecter et de réduire les risques commerciaux ». Sans compter « un taux d’innovation jusqu’à 20 % plus élevé et des revenus d’innovation supérieurs de 19 % ».
«Une succession de murs de verre»
Tous ces incitatifs — en plus de la Loi sur l’équité en matière d’emploi pour les milieux de travail sous réglementation fédérale et de la Loi sur l’accès à l’égalité en emploi dans des organismes publics québécois — n’empêchent pas de très nombreuses entreprises de ne pas être à la hauteur en matière d’EDI.
« La progression des femmes de couleur dans les entreprises est extrêmement limitée: de 17 % au premier échelon, elles tombent à 10 % chez les directeurs et à 4 % des VP principaux », énumère Sandrine Devillard. Ces données sont tirées du plus récent rapport «La diversité au travail au Canada», de McKinsey et Compagnie, rédigé après avoir consulté 51 grandes entreprises, dont 25 % ont leur siège social au Québec. En plus de la parité homme-femme, le nombre d’employés « de couleur » a été pris en compte, car cette donnée a été comptabilisée par les entreprises — ce qui n’est pas le cas de tous les types de diversité.
Ces proportions sont à peine plus élevées chez les hommes de couleur (14 %, 12 % et 9 %). Ce qui fait dire à la spécialiste qu’il y a « une succession de murs de verre à traverser » à mesure qu’une personne issue d’une diversité souhaite progresser dans l’entreprise.
« On a aussi analysé l’intersectionnalité (la superposition des caractéristiques identitaires pouvant mener à de la discrimination, NDLR) pour constater que quand une personne cumule les “éléments” de diversité, elle est pénalisée de manière exponentielle, s’attriste-t-elle. Si tu es une femme de couleur LGBTQ+ et qu’en plus, tu as des limitations fonctionnelles, ton expérience dans le monde du travail est vraiment terrifiante. »
Éducation et responsabilité
Ces constats n’étonnent guère, car 28 % des hommes déclaraient « ne pas [être] conscients des problèmes auxquels les femmes sont confrontées » sur le marché du travail en 2013, selon le rapport international « Women Matter » publié par McKinsey. Même que 66 % de ces derniers disaient que « d’avoir trop de mesures ou d’initiatives en faveur de la diversité des sexes est injuste pour les hommes » (54 % de tous les hommes interrogés).
« Cela montre qu’il y a encore tout un travail d’éducation à faire, car beaucoup de gens pensent qu’avec les mêmes talents et à compétences égales, ce n’est pas plus difficile sur le marché du travail pour une personne issue de la diversité, rappelle Sandrine Devillard. Il faut aussi faire en sorte d’embarquer tout le monde dans ce changement d’une manière qui assure que personne ne se sent menacé. » (voir «Comment lever les tabous de l’EDI?»)
Cette année, McKinsey a aussi calculé que si 70 % des employés estimaient que leur employeur considérait l’EDI comme une priorité, seulement la moitié (35 %) d’entre eux croyaient qu’il avait respecté ses engagements. « C’est démontré que si ce n’est pas une priorité, rien ne se passe, admet l’associée. Malheureusement, les bottines ne suivent pas tellement les babines, parce que les entreprises ne considèrent pas l’EDI comme un vrai programme de transformation. »
Elle compare la situation avec un processus de numérisation, pour lequel la direction fait un diagnostic, se fixe des ambitions, communique les raisons et les objectifs avec tous les employés, définit des indicateurs de performance, les mesure et tient des gens imputables. « C’est normalement ce qui fait en sorte qu’un dossier progresse. En EDI, pour une raison qui reste obscure pour moi, ce n’est pas comme ça que ça se passe », relève-t-elle. Son plus récent coup de sonde montre même que « seulement 15 % des employés ont déclaré que leurs gestionnaires et hauts dirigeants ont été imputables de l’atteinte de leurs objectifs en [la] matière ».
Pérenniser les démarches EDI
Depuis peu, quelques postes sont justement créés dans des organismes publics et de grandes entreprises pour justement assumer cet engagement : responsables, directeurs ou conseillers en EDI. Au cours de la dernière année, de telles offres ont entre autres été affichées pour la Caisse de dépôt et placement du Québec, plusieurs banques, Radio-Canada et la société de gestion de placements Fiera Capital.
Une option que n’ont pas les plus petites entreprises. « C’est sûr que si une PME n’a personne aux ressources humaines (RH), elle n’aura pas de responsable de l’EDI, rappelle Chloé Freslon. Et même si elle a une division des RH, ça risque d’être l’un des nombreux chapeaux de la personne qui s’occupe du recrutement, par exemple. » Une situation qui ne les empêche aucunement de mettre en place des mesures efficaces (voir «Cinq championnes de l’EDI»).
Comme pour les RH, les PME peuvent se faire accompagner par des partenaires spécialisés. « Nous récoltons des informations, les mettons en contexte, puis émettons des constats, illustre la consultante. Nous avons vu de nombreux cas de figure, donc nous connaissons plusieurs façons de résoudre les problèmes relevés. »
Chloé Freslon met néanmoins l’ensemble des entreprises en garde : pour que leurs démarches en EDI fonctionnent de façon pérenne, elles doivent être mises en place pour deux raisons, soit par conscience de sa responsabilité sociale et parce qu’elles sont ancrées dans leurs prérogatives d’affaires. « Si c’est seulement un « nice-to-have », c’est ce qui va être coupé en premier dès qu’une crise va survenir. »
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Définitions
Équité: un ensemble de processus qui visent à procurer à tous les individus un sentiment de justice par rapport à une situation donnée et à corriger les désavantages historiques existants
Diversité: les différentes caractéristiques auxquelles s’identifient un individu ou un groupe (origine géographique, culturelle ou religieuse, sexe, genre, orientation sexuelle, limitations physiques ou intellectuelles, etc.)
Inclusion: la mise en place d’un environnement qui intègre et respecte l’ensemble des caractéristiques des individus, de manière à favoriser leur bien-être et leur accomplissement
Certaines entreprises ajoutent un J, pour justice, ou un G, pour genre ou gouvernance, ou d’autres lettres au début de l’acronyme EDI. «C’est un domaine en train de se définir… Dans cinq ans, ça pourrait être un tout autre terme», rappelle Chloé Freslon.
Sources : URelles et Institut EDI2 de l’Université Laval
Quelques ressources
La boîte à outils Gestion de la diversité de la Fédération des chambres de commerce du Québec
La boîte à outils Factorielle d’Investissement Québec
La boîte à outils du mouvement Ensemble inc.
Le programme Passerelle sectoriel de la Chambres de commerce du Montréal métropolitain
Le programme ProAllié de la Fondation Émergence