Parler de santé mentale, ça ne change pas le monde, sauf que…
Emilie Laperrière|Édition de la mi‑mars 2024Ces PDG aux parcours bien différents ont ceci en commun: ils ont tous, à un moment ou un autre, fait face à des problèmes de santé mentale. Et ce, en dépit de leurs succès et des ressources dont ils disposent. (Photo: 123RF)
SANTÉ MENTALE. En octobre 2022, huit dirigeants de PME québécoises ont levé publiquement le voile sur leurs problèmes de santé mentale dans Les Affaires. Ces entrepreneurs courageux reviennent sur leur expérience, sur les réactions de leur entourage et sur les leçons qu’ils en ont tirées, plus d’un an plus tard.
Ils travaillent en droit, en marketing, en immobilier. Ces PDG aux parcours bien différents ont ceci en commun: ils ont tous, à un moment ou un autre, fait face à des problèmes de santé mentale. Et ce, en dépit de leurs succès et des ressources dont ils disposent.
Ils ne sont pas les seuls. La Banque de développement du Canada (BDC) constate une hausse importante de la détresse psychologique chez les entrepreneurs. Pas moins de 45 % des propriétaires d’entreprise du pays ont révélé ressentir des défis en matière de santé mentale. Le nombre de dirigeants qui disent avoir besoin d’aide a aussi bondi de 21 % à 31 % en un an.
« C’est une maladie qui touche tout le monde, peu importe l’origine, le sexe ou le compte de banque », remarque Marie-Christine Martel, présidente de MSEA Agence immobilière. Parler de sa situation lui a permis de « mettre un baume » sur une période de noirceur noyée dans l’alcool.
Encore un tabou ?
La pandémie a servi de prise de conscience, selon les chefs d’entreprise. « On voit désormais beaucoup de gens qui s’ouvrent, qui prônent une meilleure qualité de vie », croit le PDG de l’agence de solutions dans le domaine de la formation en ligne Novaconcept, Ghislain Bélanger. Il ajoute que cette époque bien particulière a donné un coup de main aux gestionnaires à jaser de santé mentale.
« Avoir une entreprise, ce n’est pas facile, convient-il. Être patron non plus. On est tous à quelques événements, quelques actions près d’un enjeu de santé mentale. »
Ryan Hillier, cofondateur du cabinet d’avocats Novalex (récemment acquis par Delegatus), abonde dans le même sens. « La COVID a propulsé cette discussion à l’avant-scène. Dans mon entreprise, les gens parlent de façon très franche de leurs luttes quotidiennes et des solutions qu’ils ont trouvées, comme consulter un professionnel. Il y a 15 ans, on n’aurait jamais entendu ça dans un bureau d’avocats. »
Emmanuel Renaud, directeur général de Simard cuisine et salle de bains, hésite pour sa part à affirmer que le sujet n’est plus tabou. « Je pense qu’il y a plus d’ouverture dans le milieu des affaires et entre dirigeants, mais le regard de la population n’est pas égal, avance-t-il. Certains n’ont pas d’empathie envers nous parce qu’on est privilégiés. »
Des réactions (généralement) positives
Avant la parution du dossier, des patrons avaient déjà amorcé la discussion sur cette question délicate. C’est le cas de Ryan Hillier. L’avocat a publié, dans les dernières années, quelques billets — fort populaires — à propos de son anxiété sur LinkedIn.
L’article a également été reçu de façon favorable dans son entourage. « Je n’ai eu aucun commentaire négatif, dit-il. J’ai été invité par la suite dans plein de conférences pour que je parle de santé mentale. Je pense que ça montre toute l’évolution en cours à ce sujet au Québec. »
Luis Areas, associé et vice-président à la stratégie de canaux et au développement des affaires au sein de l’agence de publicité Cartier, a de son côté senti une véritable « vague d’amour ». « Beaucoup de personnes m’ont écrit pour me dire que mon témoignage était inspirant », raconte l’homme d’affaires.
À la tête d’Entretien Capital, Bertrand Plante a vécu sensiblement la même chose. Une cliente croisée par hasard lui a par exemple confié qu’elle avait eu les larmes aux yeux en lisant son portrait et que ça lui avait fait du bien. « Ç’a lancé la discussion, estime-t-il. Ça illustre que mettre un genou à terre, ce n’est pas une faiblesse. »
Marie-Christine Martel souligne que de toutes ses interventions publiques, l’entrevue dans Les Affaires est celle qui a le plus fait parler. « Ç’a confronté les gens. Si certains ont eu de l’admiration pour mon geste, d’autres trouvaient que comme millionnaire, je n’avais pas de raison de me plaindre », avoue-t-elle.
La seule dirigeante du dossier estime en outre que c’est plus ardu pour une femme de se montrer vulnérable. « On doit tout faire. Il faut être une supermaman et une femme d’affaires accomplie, cuisiner les meilleurs plats, avoir une belle maison… Ça n’arrête pas. J’espère que d’en parler donnera un modèle à ma fille et aux femmes des prochaines générations. »
Des leaders plus bienveillants
Évidemment, s’entretenir avec Les Affaires n’a pas transformé ces huit dirigeants en de nouvelles personnes. L’expérience en a néanmoins motivé quelques-uns à modifier leur approche.
« L’article et le fait de prendre conscience de la gravité de cette maladie m’ont amené à voir mon rôle de président différemment », assure par exemple Ghislain Bélanger. Il estime être maintenant plus à l’écoute de ses employés, plus ouvert. Plusieurs lui ont d’ailleurs confié leurs propres problèmes d’anxiété.
Depuis la parution, Emmanuel Renaud juge que le climat au travail est plus transparent. « La vulnérabilité m’a humanisé comme dirigeant, pense-t-il. J’essayais déjà d’être bienveillant, mais les gens sont plus à l’aise de discuter avec moi. »
Tenter de comprendre la réalité d’autrui ne venait pas naturellement à Ryan Hillier à ses débuts. « On a tous nos montagnes à surmonter et elles varient d’un individu à l’autre, conçoit-il maintenant. Une tâche que je trouve facile peut bousculer complètement la semaine d’un collègue et vice versa. Je suis fier d’avoir développé cette capacité à me mettre dans les souliers de l’autre. »
Parler de ses difficultés avec son équipe a du bon, croit aussi Luis Areas. « Ça donne la possibilité de tendre la main à ceux qui en ont besoin. »
Ce partage a « humanisé » les relations avec ses partenaires d’affaires, estime de son côté le PDG du détaillant de chaussures Nero Bianco, Jean-François Transon. « On ne traite pas juste avec des chiffres, on échange avec une personne. On peut être en désaccord, mais il faut faire attention à notre manière de l’exprimer. »
Le sport et du temps, planches de salut
Un esprit sain dans un corps sain, dit-on. Certains patrons ont en tout cas pris l’adage au mot et se sont tournés vers l’activité physique pour se changer les idées.
Le cofondateur et directeur des opérations de l’agence de marketing web Rablab, Nicolas Rabouille, s’astreint désormais à un régiment digne de l’armée. Il a dit adieu à la cigarette et à l’abus d’alcool, et a perdu 50 livres. « Je fais du sport de six à sept fois par semaine depuis l’an dernier. Je participe aussi à des triathlons et à des demi-marathons. » Jean-François Transon est également abonné au gym, qu’il visite chaque matin.
Ryan Hillier, lui, privilégie la course. Au début de l’hiver, alors qu’il traversait une période un peu difficile, il a chaussé ses espadrilles plus souvent qu’à l’habitude pour tenter de retrouver la sérénité.
D’autres s’accordent du temps. Bertrand Plante se force ainsi à bosser « juste » 40 heures par semaine.
« L’humain ne devrait pas seulement travailler, rappelle pour sa part Luis Areas. On doit garder un certain équilibre. De toute façon, un cerveau frais vaut plus qu’un cerveau épuisé dans un domaine où nos idées sont notre matière première. »
Des hauts et des bas
Un problème de santé mentale ne passe pas comme un simple rhume. Il laisse des traces. « Tu vis avec pour la vie, remarque Ghislain Bélanger. Une fois qu’il se déclenche, tu dois le contrôler, que ce soit avec l’exercice, les médicaments, une vie plus saine ou un autre moyen. »
Nicolas Rabouille admet avec candeur qu’il y a eu des hauts et des bas dans sa progression. « [L’année] 2023 a été la pire année de ma vie. L’anxiété m’a rattrapé et pendant quelques semaines, je pensais chaque jour que je mourais. » Il faut dire que le cofondateur jonglait alors à la fois avec des défis professionnels — qui l’ont forcé à licencier la moitié de ses employés —, avec des ennuis de cœur et des problèmes de consommation.
« J’ai touché le fond du baril. Ça a été un wake-up call pour moi. C’est là que je me suis mis à m’entraîner comme une machine. Le stress a ainsi été remplacé par une discipline de vie. »
Une expérience à répéter
Si vous visitez le bureau de Jean-François Transon, vous apercevrez l’article et son portrait en une du journal, qui y trônent depuis en permanence. « Chaque fois que j’ai un doute ou que j’hésite face à une décision, je me regarde, confie-t-il. Ça m’aide à assumer. »
Ghislain Bélanger ne regrette pas son témoignage. « Ce que je retiens surtout, c’est le bien-être que ç’a procuré à d’autres. On m’en parle encore, plus d’un an plus tard. Je le referais demain matin si ça peut être utile. »
Pour Marie-Christine Martel, prendre la parole a créé une ouverture. Il reste toutefois du travail à faire en ce qui a trait à la santé mentale des dirigeants, selon elle. « Tout repose sur les épaules du PDG. La faiblesse n’a pas sa place. S’il n’est pas fonctionnel, c’est toute une équipe qui peut en souffrir. C’est beaucoup de pression. »