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Entreprises, embarquerez-vous dans le bateau?

François Normand|Édition de la mi‑septembre 2022

Entreprises, embarquerez-vous dans le bateau?

(Photo: Visual Box)

Le gouvernement du Québec veut réduire les déplacements de marchandises par camion en transférant des volumes sur des bateaux, un mode de transport généralement moins coûteux et plus écologique, mais qui manque de flexibilité et nécessite des délais plus longs. Est-ce réaliste ? Des entreprises québécoises peuvent-elles y trouver leur compte et se lancer dans ce projet ? Analyse d’une vieille idée redevenue d’actualité en raison de la crise climatique, de la pénurie de main-d’œuvre et de l’explosion des coûts de transport.

PORT DE VALLEYFIELD. Véhicules qui circulent sur le quai, grues qui déplacent des marchandises… Il faut être attentif et prudent, car les débardeurs déchargent le Claude A. Desgagnés, un navire-cargo qui revient d’un périple pour approvisionner une minière sur l’île de Baffin, au Nunavut, et qui rapporte des produits.

« Approvisionner des mines dans le nord prend un mois: une semaine pour charger, une semaine pour monter dans le nord, une semaine pour décharger et une semaine pour revenir », raconte le capitaine du navire, Jean-Luc Bussières, en nous faisant visiter la cabine de pilotage.

Même s’il y a un aéroport sur l’île de Baffin, les volumes et le poids des marchandises transportées sont trop élevés pour les livrer par avion. Le transport maritime était en fait la seule option pour Baffinland Iron Mines Corporation.

Le navire-cargo «Claude A. Desgagnés» à Pangnirtung, au Nunavut (Photo: courtoisie)

En revanche, sur le fleuve et dans le golfe du Saint-Laurent, d’autres navires du Groupe Desgagnés transportent des marchandises (incluant de la nourriture) à des endroits où le fret maritime n’est pas la seule option.

C’est notamment le cas sur la Côte-Nord. Le transport par bateau y est grosso modo en compétition avec le transport par camion à partir de Sept-Îles, en s’en allant vers l’est jusqu’à la fin de la route 138, après Natashquan.

« Nous y avons un service hebdomadaire à partir de Rimouski, avec le Bella Desgagnés, qui dessert Sept-Îles, Havre-Saint-Pierre, mais aussi des communautés de la Basse-Côte-Nord, où les camions ne peuvent pas se rendre », explique David Rivest, PDG de Desgagnés Transarctik, une filiale du Groupe Desgagnés.

Ce navire transporteur de passagers et de marchandises approvisionne les commerces d’entreprises comme les épiciers Sobeys et Métro Richelieu, ainsi que le quincaillier Home Hardware.

Ces types de transport maritime domestique ou courte distance (par des conteneurs ou des remorques transportées par bateau), le gouvernement sortant de François Legault souhaite les voir se multiplier afin de réduire des déplacements de marchandises par camion, notamment pour des raisons environnementales.

« Le transport maritime constitue une solution de rechange au transport routier, comportant de nombreux avantages économiques, sociaux et environnementaux », affirme le gouvernement dans sa stratégie Avantage Saint-Laurent, publiée en juin 2021.

En 2019, le transport routier représentait 34,4 % d’émissions de gaz à effet de serre (GES) au Québec, comparativement à 1,3 % pour le transport maritime, selon le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques. 

L’an dernier, 35,7 % des mouvements de navires marchands au Québec étaient du transport maritime domestique ou courte distance, selon le premier « État du transport maritime au Québec », publié en mai par Innovation maritime, un centre de recherche affilié à l’Institut maritime du Québec.

Québec veut notamment réduire des déplacements de marchandises par camion en appuyant financièrement la construction ou la modification de navires adaptés au marché québécois (voir encadré).

« On souhaite soutenir l’industrie dans la mise en place de nouveaux services de transport maritime courte distance (TMCD) », explique à Les Affaires la ministre déléguée aux Transports, Chantal Rouleau.

 

Plusieurs entreprises utilisent déjà le bateau

Plusieurs entreprises utilisent déjà des navires pour transporter des marchandises ou du vrac (liquide ou solide) au Québec, notamment les Industries McAsphalt, une entreprise ontarienne qui a une usine située sur le terrain du port de Valleyfield.

ArcelorMittal et Rio Tinto Fer et Titane (RTFT) transportent aussi du minerai par bateau entre leur mine de la Côte-Nord et leur usine dans le sud de la province. Dans le cas de RTFT, c’est entre le port de Havre-Saint-Pierre (la société y exploite une mine d’ilménite à ciel ouvert au lac Tio, près de cette ville) et son complexe métallurgique de Sorel-Tracy.

On parle d’une quarantaine de bateaux qui transportent chaque année un total d’environ deux millions de tonnes de minerai d’ilménite (30 000 tonnes de minerais par navire en moyenne). Une porte-parole de l’entreprise explique que le transport par bateau est « la meilleure option », étant donné les volumes de minerai.

« Il n’y a pas de rail de chemin de fer reliant les deux endroits. Le transport par camion du minerai représenterait plus 60 000 camions sur les routes du Québec chaque année, ce qui aurait notamment des répercussions sur les routes du Québec et dans la collectivité, une empreinte environnementale supérieure, et serait plus coûteux. »

L’usine F.F. Soucy (propriété de Papiers White Birch ou PWB) à Rivière-du-Loup mise aussi sur le transport par bateau pour s’approvisionner en copeaux de bois auprès du scieur de bois Arbec, à Port-Cartier. Dans son cas, c’est avant tout en raison de la difficulté à trouver des camions et des chauffeurs.

F.F. Soucy y gagne au change, affirme Jean-Pierre Gagné, directeur des approvisionnements de fibres. « Nous avons une meilleure rapidité au chapitre des temps de cycle, et la période de déchargement est plus courte », dit-il.

Mathieu St-Pierre, PDG de la Société de développement économique du Saint-Laurent (SODES), un OSBL qui représente la communauté maritime, n’est pas étonné que plusieurs entreprises choisissent le transport par bateau plutôt que le camion.

« Le transport par bateau est généralement moins coûteux sur de longues distances, en plus d’émettre moins de GES et d’être moins intensif en main-d’œuvre », dit-il, en soulignant aussi les « coûts sociaux » liés au transport routier.

En août 2018, une étude effectuée par la firme-conseil CPCS pour la SODES avait estimé l’ensemble des coûts sociaux externes liés au transport routier (accidents, pollution, entretien routier) sur la Côte-Nord à 120,4 millions de dollars (M$), dont 28 % étaient attribués au camionnage (34 M$).

C’est pourquoi Mathieu St-Pierre est optimisme quant à la capacité du Québec à accroître le transport maritime domestique, alors qu’il faut réduire les émissions de GES et que l’industrie du camionnage manque de chauffeurs — Trucking HR Canada prévoit que 55 000 postes seront vacants au pays en 2023.

Chose certaine, le principal port du Québec est prêt à mettre l’épaule à la roue.

« Le TMCD sur le fleuve Saint-Laurent est un concept intéressant, qui offre une solution au camionnage pour certains groupes d’exportateurs et d’importateurs québécois et qui permet ainsi un gain environnemental par rapport au camionnage traditionnel. Le Port de Montréal est très ouvert à contribuer à des projets en ce sens », affirme le PDG de l’Administration portuaire de Montréal, Martin Imbleau.

 

Difficile de déplacer le camion

Le président et chef de la direction du Conseil du patronat du Québec (CPQ), Karl Blackburn, est aussi optimiste : « Nous avons tous les atouts pour développer le TMCD », dit-il. Toutefois, à ses yeux, il ne peut pas remplacer le camionnage ; il sera « complémentaire » dans certaines régions du Québec.

Plusieurs entreprises partagent son point de vue, dont le transporteur intermodal CTMA, aux Îles-de-la-Madeleine, qui approvisionne l’archipel en marchandise générale et en produits frais avec deux dessertes (Cap-aux-Meules/Montréal et Cap-aux-Meules/Souris, à l’Île-du-Prince-Édouard).

Aux yeux du directeur général de CTMA, Emmanuel Aucoin, le transport de marchandises par bateau au Québec peut représenter un intérêt pour les entreprises si les déplacements sont effectués sur de longues distances.

« Si le trajet ne dure que quelques heures sur une courte distance, il est préférable d’avoir un service maritime « roll-on/roll-out » (un traversier), qui permet à des camions d’entrer et de sortir d’un navire de manière automne », dit-il.

Sur de petites distances sur l’eau, il souligne que les frais fixes ou de manutention (chargement et déchargement à quai) peuvent représenter « une barrière » au transport maritime de marchandises.

Pierre D. Gagnon, PDG du port de Sept-Îles, estime qu’on aurait tout intérêt à analyser plus en profondeur le fonctionnement du marché européen. Selon lui, le TMCD y est privilégié lorsqu’on atteint le plateau de référence de 400 kilomètres de distance à franchir pour un chargement de 400 tonnes métriques.

« Cet éveil ou réflexe n’existe pas chez nous au Québec maritime. Cependant, les études en TMCD sur le Saint-Laurent montrent que le TMCD peut s’appliquer dès qu’on franchit les 800-900 kilomètres de distance à parcourir, ce qui est la réalité pour la Côte-Nord et pour son approvisionnement », souligne-t-il.

Les volumes sont effectivement le nerf de la guerre, affirme Paul Gauthier, président de Les Barges de Matane. « Dans notre cas, on est plus coûteux pour le transport de marchandises en raison de la relative petite taille de nos barges », admet l’entrepreneur.

En revanche, il souligne que sa PME se démarque lorsque les camions ne peuvent pas atteindre des destinations par la route, par exemple sur la Basse-Côte-Nord après la fin de la route 138.

Cela dit, certaines entreprises préfèrent utiliser des camions, même si elles ont des installations situées sur le terrain d’un port. C’est le cas de l’affinerie de Zinc électrolytique du Canada limitée (CEZinc), propriété de Glencore, dans le port de Valleyfield.

Le port municipal et le gouvernement du Québec ont tenté de convaincre la multinationale de troquer le camion pour le bateau afin d’acheminer du concentré de zinc entre Trois-Rivières et le port de Valleyfield, mais en vain, malgré une réduction de GES en fin de compte.

CEZinc préfère continuer d’utiliser le transport routier, au grand dam du directeur général du port, Jean-Philippe Paquin, que nous avons rencontré lors du déchargement du Claude A. Desgagnés.

« Le gouvernement du Québec veut développer le TMCD, mais des entreprises ne veulent pas, comme CEZinc », déplore-t-il.

Jointe par Les Affaires, Glencore a expliqué sa décision par courriel. « Considérant la courte distance en cause (environ 200 kilomètres), il est reconnu que le moyen de transport avec le coût le plus faible est dans l’ordre : 1. camionnage, 2. ferroviaire, 3. maritime. »

Soulignant qu’elle est l’un des plus importants utilisateurs de transport maritime du Québec, l’entreprise fait aussi valoir deux autres arguments : le port de Valleyfield n’accueille pas de navire en hiver et l’approvisionnement de l’affinerie doit « impérativement » se faire 12 mois par année. 

Aux yeux de Jean-Philippe Paquin, la décision de Glencore soulève un débat de société, dans un contexte de crise climatique. Outre l’appui de Québec pour faciliter le développement du TMCD, il estime que gouvernement doit aller plus loin.

« Il faudrait probablement avoir des mesures coercitives », dit-il, en donnant l’exemple de la fonderie Horne de Rouyn-Noranda (propriété de Glencore), que Québec a forcé à réduire ses émissions polluantes pour protéger la santé des habitants de la ville.

Bien entendu, l’industrie du camionnage se sent interpellée par le développement du transport de marchandises par bateau au Québec, car il pourrait ferait perdre des occasions d’affaires à certains transporteurs routiers.

Le PDG de l’Association du camionnage du Québec (ACQ), Marc Cadieux, n’est pas opposé à cette nouvelle concurrence. Il dit toutefois craindre une intervention du gouvernement pour favoriser un mode de transport au détriment d’un autre.

« La seule menace pour nous serait de créer un déséquilibre par rapport à la concurrence », insiste-t-il.

Marc Cadieux soulève un bon point, et il faudra bien y réfléchir collectivement. Au moment où les changements climatiques perturbent déjà nos économies et notre qualité de vie, les gouvernements doivent-ils intervenir davantage dans l’industrie du transport ?

 

Pour en lire plus: 

Camion versus bateau: difficile de comparer les coûts 

De futurs navires adaptés au marché québécois

Les ports du Bas-du-Fleuve sont très actifs dans le TMCD 

Les pour et les contre du transport maritime de marchandises et de vrac